Difficulté : 4/5
« L’homme est un animal rationnel qui perd patience lorsqu’on lui demande d’agir en accord avec les diktats de la raison. »
Orson Welles
Gérald Bronner est une personnalité de plus en plus médiatisée, souvent présenté comme un spécialiste des théories du complot, des biais du cerveau et de l’irrationnel au sens large. On peut donc se demander quoi penser de lui ? J’ai un rapport assez compliqué à Bronner, et je me suis dit que c’était une bonne occasion pour parler de sociologie, de ce qui fait un bon et un mauvais sociologue, et parler de rigueur argumentative.
Sommaire
Qui est Bronner, et quel est le problème ?
Je traîne beaucoup dans les milieux des zététiciens/sceptiques (cf ma vidéo sur l’histoire de la pensée critique). Dans ces milieux, la sociologie est tantôt qualifiée de science légitime, tantôt vue comme une science molle, noyautée par des vilains gauchistes militants qui auraient détourné la sociologie de son but. En fouillant un peu dans le second type d’argumentaire, on trouve souvent qu’un sociologue serait (contrairement aux autres) un preux défenseur de la vraie Raison sociologique, que lui est différent et que lui seul est rigoureux. Vous l’avez compris, ce sociologue c’est Gérald Bronner. Qu’on va appeler GB à partir de maintenant. Je me suis intéressé à son travail il y a quelques années, après tout, quelqu’un qui mêle esprit critique et sociologie ça ne peut qu’être intéressant ! Voyons ça en détail. Pour le situer, GB se revendique du courant de l’Individualisme Méthodologique, que j’ai présenté dans cette vidéo, dont je recommande également les sources :
https://tranxen.fr/etes-vous-rationnel-au-dela-des-yeux/
Il a écrit plusieurs livre et articles, dirige un labo de recherche et enseigne à l’université Paris-Diderot. En plus de ça il intervient régulièrement dans les médias plus traditionnels, notamment le Point où il est carrément éditorialiste.
On peut d’ailleurs commencer par ça : ses éditos. J’ai pas eu le courage de tous les lires, mais j’ai eu l’impression qu’il s’agissait à chaque fois de dire d’une nouvelle manière que « les gens sont irrationnels » (pour ne pas dire stupides) et ont trop de biais cognitifs. Malgré le fait qu’il a bien lu Boudon et sa redéfinition de rationalité, GB s’évertue à ne jamais définir clairement le sens qu’il entend donner au mot rationnel[1]Pour rappel, Boudon a donné une nouvelle définition de la rationalité ordinaire, la manière dont tout un chacun à des raisons d’agir ou de croire à quelques chose. Le problème de … Continue reading, ce qui en soi n’aide pas à le voir comme le parangon de la rigueur. De plus, quand GB critique les complotistes ou les propagateurs de fake-news, il a souvent un discours disant « il faut éduquer la population à l’esprit critique, pour que les gens apprennent le consensus scientifique et faire la différence entre le vrai et le faux, la croyance et le factuel ». Sur le principe, très bien ! Mais en pratique, son discours et sa manière de voir cette éducation à l’esprit critique semblent ignorer la recherche en sciences de l’éducation [2]Vous pouvez avoir une synthèse de ces recherches via ce lien : https://www.estim-mediation.fr/v2/wp-content/uploads/2021/06/Synthese-Ephiscience-EDM-esprit-critique-2.pdf, en linguistique ou en épistémologie, où une séparation claire vrai/faux est dépassée depuis genre… Hume et Laplace[3]Ces derniers préconisaient un mode de pensée probabiliste pour la connaissance du monde? Probablement avant à vrai dire, mais toujours est-il que parler « Du Vrai » comme si c’était évident et facile à atteindre est très naïf. Qui, dans ce cas, propage des idées fausses, hors du consensus universitaire ? Allez, pour l’instant on va dire que c’est pas très grave, parce que d’une part un édito c’est pas un travail scientifique, d’autre part parce que je n’ai pas tout lu.
Ce que j’ai lu en revanche, ce sont les livres de G. Bronner. Des livres qui ont reçu des prix, comme la Démocratie des crédules (2013), devenu culte dans les milieux zététiciens et rationalistes. Une des raisons du succès étant que c’était un livre de sociologie facile d’accès, parlant de biais cognitif, de psychologie sociale, de conspirationnisme sur internet, des sujets que les sceptiques rencontrent plus régulièrement que les structures immatérielles de la famille et de l’État. Il y aurait à redire sur ce livre [4]Ce qu’a notamment fait Factsory sur Twitter : https://twitter.com/factsory/status/1345743186988306433, pour un livre d’universitaire, il comporte des généralisations abusives, des sur-interprétations et des exemples un peu hasardeux. Mais je l’avoue : j’aime bien ce livre. Il permet de bien vulgariser plusieurs concepts de zététique, il introduit en sociologie les biais cognitifs et de la psychologie sociale, dans une volonté de mêler les disciplines, ce qui est louable. Mais une chose qu’on ne dit pas assez, c’est qu’il s’agit du dernier livre de sociologie que GB a publié à ce jour. Il publie un livre tous les ans, toujours en se présentant comme « un sociologue », alors que ce ne sont pas des enquêtes sociologiques, mais des essais. Parlant de société, de l’impact que pourraient avoir les technologies sur la société, sur l’état supposé de la sociologie française, mais c’est pas de la sociologie en tant que tel. J’insiste sur ça, parce que Bronner se présente (ou est présenté) comme un sociologue très rigoureux, un des rares à défendre la neutralité axiologique [5]Sur ce concept de neutralité axiologique, je vous renvoie à ce fil de Laélia Véron : https://threadreaderapp.com/thread/1334569755295027206.html, face à une sociologie de plus en plus politisée (et donc biaisée). Mais la majorité de ce qu’il écrit est non-scientifique.
En tant que scientifique, GB prend également position dans le champ sociologique. Je ne vais pas ici revenir sur les bases de la sociologie, les paradigmes, etc. Si vous ne l’avez pas fait, je vous renvoie à ma vidéo d’introduction à la sociologie :
Une mauvaise manière de présenter la sociologie, dans laquelle je suis tombé moi-même était de dire « il y a les holistes VS les tenants de l’individualisme méthodologique », en mettant par exemple Pierre Bourdieu dans la première catégorie… ce qui n’est pas très correct en réalité. [6]Magni-Berton, Raùl. « Holisme durkheimien et holisme bourdieusien. Étude sur la polysémie d’un mot », L’Année sociologique, vol. vol. 58, no. 2, 2008, pp. 299-318. … Continue reading, Pour citer l’intéressé :
…ce mot “holiste” ne veut pas dire grand chose. […]. C’est un mot qu’un certain nombre de gens parmi les économistes et les sociologues opposent au concept “individualiste”. En général, “holiste” est un mauvais mot, une insulte […]. Les gens qu’on met dans cette case expliqueraient les phénomènes sociaux comme une totalité par opposition à ceux qui partent des individus. C’est une opposition qui n’a pour moi aucun sens comme l’opposition entre individu et société. Elle est partout, sert de sujet de dissertation mais elle ne veut strictement rien dire dans la mesure où chaque individu est une société devenue individuelle, une société qui est individualisée par le fait qu’elle est portée par un corps.
Documents pour l’Enseignement Économique et Social, n°127, 2002, p.21
Malgré ça, Bronner va régulièrement pester contre Bourdieu et les « holistes », notamment parce que ces derniers interviendront dans les médias pour vulgariser leurs travaux et pour donner leur avis sur des sujets de société (et donneront des avis politiques finalement). Ce qui n’empêche pas GB d’intervenir publiquement en faveur du nucléaire, du glyphosate, de la laïcité [7]Une certaine vision de la laïcité : il est un des premiers signataires du Printemps républicain, plus islamophobe que laïque Imho. … Continue reading contre le principe de précaution, contre la gauche moralisatrice, les végans, etc. C’est pas un mal en soi, on peut être d’accord ou pas avec lui selon les sujets, c’est juste pour dire qu’il reproche aux autres de faire exactement ce que lui-même fait très bien.
Si Bronner est un sociologue bien implanté dans le monde sociologique et médiatique, il y a finalement peu de sociologues partageant ses prises de positions. Probablement parce que sa manière de faire la sociologie tente trop souvent de parler de l’Humain universel, de voir ses comportements quel que soit le contexte dans lequel il évolue (et c’est pourquoi GB cherche du côté de l’évopsy et des sciences cognitives). Or, si on étudie l’épistémologie spécifique à la sociologie, par exemple les travaux de JC Passeron, on se rend compte que c’est quasiment impossible pour la sociologie : tout réduire à quelques hypothèses ne peut jamais simuler correctement un environnement social, et aucune conclusion sociologique ne peut prétendre à l’universalité[8]Pour plus d’info, je vous renvoie à la trilogie de vidéos qu’a fait, sur Passeron, le vidéaste Grégoire Simpson : https://www.youtube.com/watch?v=Q6rv9fExoTY.
Ces débats ont culminé en 2017 avec la sortie du livre Le danger Sociologique, que Gérald Bronner a écrit avec Étienne Gehin. Le livre a beaucoup fait parler de lui à sa sortie, et puisque j’ai beaucoup lu autour de cette polémique je vous propose de vous en parler, ça sera un bon cas d’école du problème de Bronner. Le livre est un essai, que j’ai choisi non pas pour représenter toute l’œuvre de son auteur, mais pour discuter sa thèse qui est très médiatisée. On reviendra dans la 3e partie de ses travaux scientifiques.
Pourquoi est-ce que sa critique ne marche pas
Petite précision, je ne vais pas revenir en détail sur tous les arguments du livre, ça serait bien trop long[9]Pour une synthèse plus longue du livre et de la polémique qui s’ensuivit : … Continue reading. De plus ça a déjà été fait en long et en large, je citerai notamment la recension critique d’Arnaud Saint-Martin : le danger sociologique ? Un feu de paille. [10]Arnaud Saint-Martin, « Le danger sociologique ? Un feu de paille », Zilsel 2018/1 (N° 3), Editions du Croquant. p. 411-442. https://www.cairn.info/revue-zilsel-2018-1-page-411.htm
Le Danger sociologique s’ouvre sur un formidable homme de paille sur l’état de la sociologie française et américaine. Elle se diviserait essentiellement entre des hyper-déterministes, niant tout libre arbitre, ayant abandonné la rationalité VS les tenants de l’individualisme méthodologique, qui eux seuls savent faire de la bonne science objective et rigoureuse. D’un côté on trouverait les « sociologues de combat » (Bourdieu et ses fans), les études du genre, des militants recourant à la sociologie (comme Geoffroy de Lagasnerie), et de l’autre des bons sociologues, purs : Weber, Boudon, et les auteurs eux-mêmes, bien entendu. Le second groupe serait minoritaire actuellement, dans les universités et ailleurs. Ce sont des constats qui s’enchaînent et qui se font complètement au doigt mouillé, sans essayer de trouver des enquêtes[11]Ce genre d’enquêtes, ou de tentatives de synthèse, existe pourtant. pourtant. Par exemple là : sociologies.revues.org/3547 De plus, les auteurs pourraient sourcer leurs affirmations sur … Continue reading pour confirmer leurs constats : est-ce que parler « des sociologues déterministes » est pertinent ? Est-ce que ces derniers vont spécialement plus dans les médias que les autres ? Sont-ils les seuls à donner leur avis sur des sujets politiques ? Leur méthode est-elle si défaillante que ça ? À toutes ces questions, Bronner et Géhin n’auront que quelques anecdotes hors contexte, des expériences de pensée, ça suffira pour en faire des affirmations.
On est finalement face à un discours qui a souvent été (peu ou prou) celui de la droite vis-à-vis de la sociologie : la socio serait une discipline qui sert à faire passer des messages militants sous couvert de scientificité. De plus, elle se serait perdue à trop parler d’entités collectives (la classe, la race) en leur donnant une volonté propre. Mais là encore, ce constat ne tient pas la route. Bourdieu a souvent mis en garde sur le fait qu’il ne fallait pas donner d’intentions aux structures sociales, qu’il s’agissait d’entités à mobiliser avec parcimonie pour mieux expliquer le social. Par exemple là :
« On n’en finirait pas de recenser les erreurs, les mystifications ou les mystiques qui s’engendrent dans le fait que les mots désignant des institutions ou des groupes, État, Bourgeoisie, Patronat, Église, Famille, École, peuvent être constitués en sujets de propositions de la forme “l’État décide” ou “l’École élimine”, et, par là, en sujets historiques capables de poser et de réaliser leurs propres fins. Des processus dont le sens et la fin ne sont à proprement parler ni pensés ni posés par personne, sans être pour autant ni aveugles ni aléatoires, se trouvent ainsi ordonnés par référence à une intention qui n’est plus celle d’un créateur conçu comme personne mais celui d’un groupe ou d’une institution fonctionnant comme cause finale capable de tout justifier, et au moindre coût, sans rien expliquer. » [12]Pierre Bourdieu, Leçon sur la leçon, Paris, Ed. de Minuit, 1982, p. 42-43.
Comme souvent, on transforme la formule que Bourdieu utilise souvent « tout se passe comme si X » en « Bourdieu a dit X ». Ce dernier, même s’il a une réputation de « sociologue déterministe » n’avait pas de problème avec le fait qu’il existe des schémas universels dans la pensée humaine (il a constamment intégré des anthropologues dans sa sociologie), des invariants mentaux on dirait aujourd’hui. Les auteurs Bronner & Gehin ont beau dire que les sociologues de gauche défendent une vision du social où TOUT est construit par la société, personne ne le défend en réalité. Ce serait comme dire « les processus systémiques, ça existe pas, c’est juste des effets émergents d’interactions entre individus »[13]Une déclaration aussi grotesque ne peut venir que de quelqu’un qui veut défendre l’individualisme jusqu’à l’excès. https://twitter.com/holup_aminute/status/1348674964292038664. Ça a l’air évident dit comme ça, mais personne dans la recherche n’opposera les deux.
Alors finalement, ce n’est pas tant le travail de Bourdieu qui est visé (ou alors B&G ne l’ont pas lu), mais ceux qui utiliseraient mal son travail. En effet un bon travail scientifique peut être mal utilisé dans le débat public, ça arrive. Le « danger » du titre serait donc une vulgate bourdieuso-foucaldienne (page 51), qui réduirait tout aux déterminants sociaux et oubliant le reste, ce qui serait masquer une partie des résultats scientifiques. Là encore, on pourrait dire que les auteurs marquent un point… mais ils sont à côté de la plaque. Tous les risques, biais et pièges qui altèrent le travail scientifique, ça fait bien longtemps qu’on les connaît, qu’on les étudie, qu’on les critique quand ils existent, etc.
Le courant des Gender Studies s’est même constitué parce que les personnes étudiant traditionnellement les rapports de genre portaient un regard confortant l’oppression des femmes [14]Étant souvent des hommes blancs hétérosexuels, ces chercheurs avaient une place dans la société similaire, un point de vue similaire, qui comporte des point aveugles. Et suffisamment répété, … Continue reading, il a donc eu une réflexion sur qui parle, comment ce sujet peut être vu autrement, etc. Il s’agit d’un exemple parmi d’autres, l’anthropologie a elle aussi subi sa révolution quand on s’est rendu compte du regard ethnocentré qu’elle portait sur son objet, il fallait donc en créer un autre. C’est pourquoi une réflexion philosophique est venue s’ajouter à l’enquête de sociologie (et d’anthropologie, et de psychologie…). On a donc de la réflexion pour avoir une méthode plus rigoureuse, une approche qui mêle plusieurs disciplines, dans une volonté de partage et d’améliorations constante… Les fans de Bronner devraient adorer ces travaux ! À conditions de les lire… Au lieu de ça, B&G font des grosses généralités, sans jamais essayer de définir ce qu’est un déterminisme social (une influence, un affect spinoziste ?), une structure sociale, le libre-arbitre, et une fois de plus, la rationalité. Bronner, si prompt à défendre la rigueur en sociologie, s’est fait allumer par une bonne partie de la profession, mais ce n’était même pas une controverse scientifique [15]On retombe sur ce dont je parlais tout à l’heure, il ne faut pas ignorer la recherche en sociologie des sciences. Pour le coup, « controverse scientifique » est un terme défini en … Continue reading, mais clairement une controverse médiatique[16]Acrimed a fait une petite synthèse du traitement médiatique du livre : https://www.acrimed.org/Le-Point-et-Pour-la-science-mettent-de-l-ordre?recherche=bronner.
L’objectif premier du livre serait de créer un cordon sanitaire entre les bons sociologues (qui doivent prendre le tournant cognitiviste et ne parler strictement que d’individus) et les autres qui seraient trop militants, trop occupés à aller dans les médias pour faire de la bonne recherche [17]Entre le 1 janvier et la parution de l’article (le 22), GB est intervenu pas moins de 19 fois dans des médias, on peut pas dire qu’il ait des leçons à donner là-dessus. Dans l’ordre … Continue reading. Le risque serait alors de transformer la sociologie en un concours aux propositions les plus attirantes politiquement et non les plus argumentées, et ça serait la fin de la rationalité scientifique ! Encore une fois, il s’agit de risques potentiels, qui ne reposent sur pas grand-chose de sérieux, par exemple en sociologie/histoire des sciences. Or, il n’est pas impossible d’avoir l’argumentaire inverse avec des sources du genre. Il est déjà arrivé des périodes où une idéologie politique arrive au pouvoir et où la recherche s’est alors mise au service de ce pouvoir. C’est particulièrement le cas pour les régimes totalitaires, par exemple le IIIe Reich où toute recherche était tolérée/financée si elle servait les intérêts du nazisme (l’effort de guerre, la hiérarchie des races, etc) [18]https://fr.wikipedia.org/wiki/Science_sous_le_Troisi%C3%A8me_Reich. On peut se dire que ce n’est pas la manière de faire de la science que vous défendez (et moi non plus), mais ce qu’il faut en retenir c’est que les sciences et les techniques ont bien plus souvent été mises au service du pouvoir en place qu’elles n’ont servi à provoquer une révolution sociale. C’est une des raisons pour lesquelles accuser une idéologie progressiste de miner l’université ne tient pas l’analyse si on y pense sérieusement.
Tant qu’on y est, vous reprendrez bien une autre affirmation non-sourcée ? Quand Bourdieu parle de la Grande Bourgeoisie, certaines de ses conclusions pourraient faire penser à des théories du complot dans le style « une élite qui nous gouvernerait de manière coordonnée, qui aurait des manières de vivre similaires, tous d’accord pour mettre en place la mondialisation et augmenter leur profit ». Bourdieu dirait que la classe dominante domine pour le dire simplement. B&G défendent que ce genre de travaux sociologiques donne du grain à moudre aux conspirationnistes et à leurs idées simplistes[19]En témoigne par exemple cet article assez hallucinant où Bronner s’en prend à Frédéric Lordon … Continue reading. Mais voilà, peut-on blâmer des auteurs (leurs méthodes et leurs théories incluses) pour l’usage qu’en fait le reste de la société ? Si la question mérite d’être posée, le fait que B&G pose cette affirmation sans preuve concrète est plus là pour faire du déshonneur par association entre les sociologues critiques et la complosphère.
Et là on touche au problème : contrairement à ce qu’il prétend, Bronner propose une vision simpliste des phénomènes sociaux. Dans ce livre il fait tellement de généralités et de simplifications abusives que ça en devient ridicule. Il y a aussi souvent un problème du réductionnisme dans ses travaux : on aimerait résumer un phénomène social complexe, socialement situé, avec son histoire spécifique, à quelques causes psycho-biologiques[20]Histoire de montrer que je ne suis pas contre mêler les disciplines, je vous conseille le livre de Laurent Cordonier, La nature du social : l’apport ignoré des sciences cognitives (PUF. … Continue reading. Un biais cognitif ou une histoire d’évolution permettrait d’expliquer les anti-nucléaires, les anti-masques, le complotisme, le harcèlement sexuel, etc. Le défaut n’est pas de parler de biais cognitifs (je suis le premier à le faire), mais bien de vouloir tout expliquer avec. C’est d’ailleurs ce que Bronner fait dans ses éditos du Point : râler contre les opinions fausses, mal informées, bref irrationnelles, sans jamais se dire que des gens peuvent avoir les mêmes infos que lui et être quand même en désaccord avec lui sur les choses à faire [21]Pour des exemples plus détaillés, voir Contre la Technocratie sur le site Zet-éthique Meta-critique : … Continue reading. Ou que ça lui arrive aussi de prendre publiquement la parole sur des sujets où il est visiblement mal informé.
Le Danger Sociologique tente de défendre la sociologie analytique, qui analyse les actions en partant des raisons d’agir des individus, en mêlant social, psychologique, cognitif, etc. C’est très respectable comme manière de faire de la sociologie, mais quand B&G prétendent que ça expliquerait très bien la société et qu’il faudrait délaisser alors le paradigme holiste, là je bloque. Il y aurait aujourd’hui une majorité de sociologues qui refuseraient (par idéologie) de s’intéresser aux explications psychologiques des comportements ou de comprendre les biais cognitifs [22]Là encore, on oppose ceux qui réfléchissent par idéologie et ceux qui veulent de la rigueur scientifique, par exemple page 69. Tout ça est très binaire, et pas vraiment sourcé. On ne sait pas trop à qui il s’adresse exactement. Le seul cité est Bernard Lahire qui a codirigé un livre sur la cognition[23]Lahire, Bernard, et Claude Rosental, éditeurs. La cognition au prisme des sciences sociales. Éditions des archives contemporaines, 2008., drôle de manière d’ignorer les autres disciplines… Peut-être que les seules personnes à qui le livre s’adresse finalement, c’est au grand public qui n’y connaîtrait rien en sciences sociales. Tout ce travail est mal fait[24]Si on devait en tirer une leçon, c’est que les Presses Universitaires de France devraient mieux choisir ce qu’elles publient…. Son but était plus polémique que scientifique, et si polémique il y a eu, rien de positif ne peut en être tiré, rien qui ne soit pas déjà connu en tout cas. Certaines phrases du livre sont à peu de chose près des affirmations qui remontent aux débuts de l’individualisme méthodologique, soit plus d’un siècle, ce qui en fait un livre partiellement dépassé dès sa parution [25]Voir par exemple ce que disait Weber sur le rôle du savant dans la société http://socio-reflexe.over-blog.com/2017/11/un-debat-d-un-autre-siecle.html, ou encore une fois Jean-Claude Passeron dans … Continue reading. Quant aux critiques accusant la sociologie de déresponsabiliser les individus [26]B&G le font à la page 214, et au passage on est toujours sur quelque chose qui serait un danger pour la société, il s’agit donc là encore d’une position morale et non scientifique., je vous renvoie à Pour la sociologie, en finir avec la culture de l’excuse de Bernard Lahire, qui répond bien aux attaques récurrentes de la droite contre la sociologie. Tous ces documents répondent aux arguments du Danger sociologique, alors qu’ils sont sortis avant ! Et les quelques extraits cités de Bourdieu (mort 15 ans avant la sortie du livre) ne sont que des exemples parmi bien d’autres.
Pour résumer cette partie, les critiques que Bronner formule sur le reste de la sociologie ne fonctionnent pas pour deux raisons. D’abord un manque de rigueur : que ce soit parce qu’il définit mal ses termes (rationalité, déterminisme, holisme) ou qu’il utilise beaucoup d’arguments fallacieux (homme de paille, généralisation abusive, non sequitur). Ensuite un manque de cohérence : il incarne trop souvent ce qu’il reproche aux autres sociologues, si bien que même s’il dit des choses pertinentes, elles se retournent contre lui. Je suis d’accord qu’un bon scientifique doit se tenir au courant de l’actualité de la recherche, mais lui-même n’a pas l’air de le faire…
Alors, que faire de Bronner ?
Avec tout ça, quoi penser de Bronner ? J’ai envie même de dire DES Bronner ? Il y a le sociologue, l’éditorialiste, et l’essayiste.
Le Bronner éditorialiste, sur le principe j’aime l’idée de faire passer des concepts sceptiques dans des médias traditionnels (de droite qui plus est). Mais c’est bien trop consensuel et peu rigoureux pour être différent de n’importe quel éditorialiste de n’importe quel autre média. Comme tous les autres, il s’agit d’un avis personnel qu’on présente comme une analyse factuelle de tel ou tel sujet du moment. Comme dit précédemment, je trouve pas ça très efficace de traiter les gens d’irrationnels, de crédules ou de complotistes dès qu’ils remettent en question le néo-libéralisme. GB emploie plus le qualificatif de rationnel comme un trait de personnalité, qui éventuellement pourrait être entraîné, sans jamais questionner les raisons qui font agir et croire les individus [27]Et pourtant il a été disciple de Boudon, et connaît sa reformulation de rationalité. Là encore, je vous renvoie à ma vidéo sur le sujet et les sources associées. De plus, penser qu’on pourrait échapper aux idéologies et ne présenter que des faits tout en se prétendant neutre… c’est une position qui est au mieux naïve et au pire hypocrite[28]Toute ressemblance avec ce que j’ai appelé Statu Quo Warrior n’est bien sûr pas un hasard.. Au final, dire « les gens pensent mal », ça ne permet que de vulgariser quelques biais cognitifs, jamais de comprendre comment fonctionne la société, les structures sociales, l’histoire, etc. C’est ce que Le Cortecs avait appelé la Grande Braderie de l’auto-défense intellectuelle [29]Pour ceux et celles qui voudraient revivre cette histoire intéressante, je vous renvoie à cette page : https://cortecs.org/a-la-une/grande-braderie-de-lautodefense-intellectuelle/ puis à celle-ci, … Continue reading, à savoir travestir les concepts de la pensée critique, au point d’en faire un outil émoussé et inoffensif, peu propice à critiquer quoi que ce soit. Mais est-ce que c’est si surprenant que ça ? Je trouve que la ligne éditoriale du Point est assez claire pourtant : un journal libéral-conservateur, avec une vision élitiste de la société, ce qui inclut une défiance face aux jugements populaires, trop irrationnels. Pour ces raisons, je ne m’attends à y trouver l’esprit critique que je défends. Il manque la possibilité d’être critique, quand c’est nécessaire, du pouvoir en place, ce que ne fera que très rarement Bronner. Et ça me pose problème au vu de son influence médiatique.
Le Bronner essayiste a l’air de loin intéressant, mais n’a pas la rigueur nécessaire à son ambition[30]Lui aussi partage des fausses informations, et plus encore des affirmations sans sources, comme ce qui concerne la notion douteuse de « post-vérité » : … Continue reading. J’ai presque l’impression qu’à force de ne sortir que des essais il veut plus se donner une légitimité populaire que chercher à convaincre ses collègues scientifiques. Et c’est là où moi j’ai un problème : il ne peut pas prétendre être LE sociologue de la rigueur et de la rationalité en produisant des essais si mauvais. Et le fait que ce soit des essais n’exonère pas de faire attention à ce qu’on dit d’ailleurs. Son succès n’est pas mérité de ce point de vue-là. D’une certaine manière, ce succès serait… irrationnel ? Bon OK je trolle. GB est un fin stratège de la communication, il sait quoi faire pour être présent dans l’espace public, en l’occurrence ne pas faire exclusivement des articles universitaires mais aussi parler au grand public avec des formules plus chocs. Mon gros problème c’est qu’il fait ça en se présentant toujours comme « un sociologue », ça amène tout de suite une crédibilité. En mettant son nom sur un livre, il met en jeu sa responsabilité de sociologue. Et en tant que tel, il s’engage à comprendre un texte avant de le critiquer, à objectiver son objet avant d’en tirer une réflexion. Il ne l’a pas fait du tout. Sa crédibilité de sociologue en prend donc un sacré coup avec Le Danger Sociologique. Il aurait pu y revenir, faire un mea culpa sur certains points, il ne l’a pas fait.
Et pour le Bronner scientifique, c’est plus délicat comme question. Avec tous ces éléments, beaucoup de personnes pourraient trouver justifié, cohérent, rationnel, de ne pas considérer Bronner comme une source scientifique fiable. Que ce soit pour son manque de rigueur argumentative ou tout simplement parce qu’il n’a pas l’air de lire les recherches en sociologie… Mais pour donner un avis personnel sur ses publications scientifiques, eh bien pour le coup c’est pas si mal, il y a même de plutôt bons papiers. Je ne vais pas m’attarder sur chacun d’entre eux (je n’ai ni le temps ni les compétences de toute manière), mais pour donner un avis général, ce sont plutôt de bon travaux, publiés dans de bonnes revues en plus. Dans les concepts et méthodes utilisés, c’est souvent du Boudon en moins bien, mais le contenu est pas foncièrement mauvais. Alors pourquoi j’en ai si peu parlé dans cet article ? Parce que ces papiers ne sont lus que par d’autres sociologues, qui ont les compétences de faire le tri des bons et des mauvais papiers scientifiques. Or, si Bronner est aussi présent sur les plateaux télé radio et dans les journaux, ce n’est pas pour faire preuve de rigueur scientifique, mais pour faire un travail d’éditorialiste : donner son avis sur tout plein de sujets du moment. C’est finalement l’inverse de Pierre Bourdieu dans ses dernières années. Considéré comme un des plus grands sociologues français, il refusa d’aller sur les plateaux de télé et radio, notamment parce que c’était difficile d’y tenir des propos universitaires. Bronner fait l’inverse, il est assez isolé sur le plan académique, mais son discours s’impose dans plein de médias différents, avec peu de contradiction. Ça doit faire mal à ses soutiens, mais son discours est aussi biaisé et socialement situé que tous les autres, le fait qu’il soit sociologue n’y change rien. Si quelqu’un voulait (au hasard hein) expliquer pourquoi GB sert surtout par son discours le statu quo social et la bourgeoisie, ce ne serait pas faire un ad hominem, ce serait essayer d’analyser un phénomène dans son ensemble, ce que devrait toujours faire la sociologie.
Mais évidemment GB est un seul et même individu, vous pouvez donc vous faire votre propre avis sur Bronner « en général » au vu de tout ces éléments. Pensez-vous qu’avec une telle (absence de) rigueur, sa sociologie est pertinente pour une bonne défense de l’esprit critique ? Que sa pensée est suffisamment nuancée pour correctement saisir les phénomènes complexes des croyances, du conspirationnisme, de la radicalisation ? Pour prendre un exemple, réduire le complotisme à « des irrationnels qui pensent des choses fausses par paresse intellectuelle », ça occulte toutes les bonnes raisons qu’ont les complotistes de croire (défiance envers les gouvernements, dépolitisation, réduction du sentiment d’incertitude…)[31]Pour une vidéo assez complète sur le sujet, je vous renvoie vers la chaîne Patchwork https://www.youtube.com/watch?v=dSXmH0MvEKI. On peut regretter leurs conclusions, mais faire cet effort de comprendre leur rationalité est essentiel pour comprendre réellement le phénomène du complotisme. Enfin, demandez-vous si le capital symbolique que Bronner peut avoir (pour vous ou en général), il l’a pour des raisons légitimes ? Parce que l’avantage d’un capital symbolique, c’est qu’on peut le transférer d’un champ à l’autre. Plus Bronner est médiatisé, plus ça favorisera ses avancements universitaires. Plus il publie d’articles, plus ses éditos font autorité, etc. Si j’en parle c’est justement parce qu’il est si médiatique… et donc en faisant cet article, j’incarne moi aussi une contradiction. Mais je pense que c’était important d’en parler, notamment parce que si vous ne connaissez la sociologie que d’après ce qu’en dit Bronner… Vous en avez une vision très caricaturale et inquiétante. Et c’est bien à vous que s’adresse cet article en priorité.
Si vous trouvez que la vision « hyper-déterministe » de la sociologie est déprimante, j’ai une bonne nouvelle pour vous. Il existe très peu (voir pas du tout) de sociologues qui « réduisent tout au social » et refusent par principe les autres sciences[32]J’ajouterais que la volonté de se rapprocher du réel est aussi unanimement partagée, même chez ceux associés au « post-modernisme ». Et ça ne date pas d’hier, Bourdieu voulait … Continue reading. C’est bien pour ça que plus personne ne résume aujourd’hui la recherche en socio à un combat entre les individualistes et les holistes, c’est une querelle dépassée depuis longtemps et c’est tant mieux. De plus, si la sociologie peut se faire critique, une grosse partie (la majorité à vrai dire) des publications sont purement à but descriptif et visent une rigueur scientifique. Si vous avez peur d’une baisse de la qualité scientifique de la sociologie, il faudrait se rendre compte que le danger pour la sociologie est bien plus l’état de la recherche française que des méthodes défaillantes [33]Fabien Granjon, « La critique : entre « danger sociologique » et « quiétude négativiste » », Variations [En ligne], 21 | 2018, mis en ligne … Continue reading. Et la Loi de programmation de la recherche n’en est que l’avatar le plus récent.
Je sens qu’on va m’accuser de tout mélanger dans ma critique de Bronner. La critique politique n’est en effet pas la critique scientifique. Mais dire que quelqu’un a des biais idéologiques, c’est être à cheval entre les deux domaines, c’est pourquoi mon avis sur GB devait mélanger les deux. Comprendre le cas Bronner, c’est aussi s’interroger sur le rôle que doit avoir la sociologie dans la société, et là droite et gauche ne seront pas d’accord. Pour moi la sociologique et la pensée critique doivent fonctionner ensemble pour être de formidables outils d’émancipation collective. Mais si moi je pense ça, d’autres ne seront clairement pas de cet avis, et n’auront alors de cesse d’attaquer la sociologie. Lahire disait dans Le Monde, suite au livre de B&G :
« La haine de la sociologie, qui peut trouver malheureusement des soutiens au sein même de l’univers sociologique, est presque née avec la discipline. Elle est particulièrement forte dans un moment de notre histoire où le champ politique s’est très largement droitisé […] et où le nombre de sociologues intervenant dans l’espace public est tel qu’elle n’est désormais plus cantonnée dans les seuls espaces universitaires. La sociologie dénaturalise, désévidentialise et est en mesure de contester les propos politiques, à droite comme à gauche. Elle dérange donc par le fait qu’elle rend la vie plus difficile aux mensonges, aux idéologies ou aux mythes qui circulent sur le monde social. » [34]Lahire dans Le Monde « pourquoi tant de haine contre vision de la sociologie » … Continue reading.
La question de ce qui fait le succès d’une théorie scientifique dans le débat public est complexe. S’il est vrai que la sociologie de Bourdieu est plus propice pour une critique politique du système de l’éducation, du patriarcat, du capitalisme, l’inverse est aussi vrai pour la méthode que défend Bronner. Une vision des individus rationnels et responsables de leurs actes car disposant d’un libre arbitre est une vision qui arrange bien les libéraux et les conservateurs. Ça arrange bien les personnes qui ont intérêt à ce que rien ne change, car focalisant l’analyse à des cas individuels, qui n’agissent rationnellement que quand ils servent l’intérêt des dominants [35]On pourrait donc parler d’un danger pour la sociologie de devenir une arme pour un dessein politique de domination ! Je plaisante bien sûr, c’est juste pour vous montrer l’absurdité du … Continue reading. GB propose une vision du monde qui permet de cacher les inégalités, une vision du social très compatible avec la manière bourgeoise de voir le monde [36]Une vision bourgeoise, avec le peuple vu comme une masse informe et irrationnelle, ne comprenant pas ce que l’élite décide, mais l’élite sait ce qui est bon pour le peuple. De plus, toutes les … Continue reading. Finalement, Bronner serait aussi médiatique parce qu’il dit des choses qui sont acceptées socialement. Il ne s’agit pas d’arguments pour juger de la qualité de son travail scientifique, mais d’hypothèses pour expliquer son succès, une parmi d’autres. Et finalement je lui reproche quelque chose de basique : d’être lui aussi déterminé socialement. D’être quelqu’un avec une mentalité plutôt bourgeoise et technocrate, évoluant dans un milieu de bourgeois et de technocrates… Mais avoir des biais sociaux c’est pas si grave, faut juste l’assumer et en tirer les conséquences.
Je ne pense pas qu’on échappe à l’idéologie, pas plus qu’on échappe aux structures socio-économiques. Je pense que l’approche trop individualiste et libérale de Gérald Bronner lui a fait oublier ça. Alors essayons de ne pas être naïf de nous-même et des discours qu’on accepte, surtout quand ils se vendent comme plus rationnels que les autres.
Compléments
L’objectif de cet article était de se concentrer sur le phénomène autour de GB. D’interroger un peu les bonnes et mauvaises raisons de pourquoi il est connu, vous pensez ce que vous voulez de l’homme, mais c’était pas vraiment mon sujet. Voilà pourquoi j’ai autant parlé de ses travaux non-scientifiques, parce que c’est quasiment toujours pour ça qu’il est invité à parler dans les médias. Si vous en voulez encore, voilà quelques compléments qui ne rentraient pas dans l’article de base (si vraiment vous êtes chauds).
Sur Bourdieu et les « déterministes »
Je cite beaucoup Bourdieu dans l’article parce que c’est un des rares sociologues directement cités dans le livre de B&G, et aussi parce que je le connais bien. Je ne souhaitais pas alourdir l’article en rentrant dans le débat « déterminisme VS libre arbitre », ça sera l’objet d’un autre article dans quelques mois. Par ailleurs, Bourdieu j’en parle à longueur de vidéos, donc j’ai pas forcément pris la peine de le présenter. Mais si vous n’êtes pas familier avec sa pensée et que vous souhaitez la découvrir : https://cortecs.org/bibliotex/introduction-a-la-pensee-critique-libertaire-de-pierre-bourdieu/
Si vous pensez que Bourdieu doit malgré tout être critiqué et qu’il n’est pas une référence indépassable, je suis d’accord ! Et c’est aussi le cas des sociologues comme Bernard Lahire : « Risquer l’interprétation », Enquête [En ligne], 3 | 1996, mis en ligne le 11 juillet 2013. URL : http://journals.openedition.org/enquete/373 [37]Un article vulgarisé rapidement dans cette vidéo : https://skeptikon.fr/videos/watch/c5a0c023-9131-4017-9538-4797fc3a2a40
Une dernière chose dont je n’ai pas parlé, la distinction entre « les sociologues qui veulent parler des individus pour comprendre les comportements collectifs » VS « les sociologues qui veulent comprendre comment les structures influencent les comportements individuels ». Cette distinction, si elle a jamais existé, n’existe plus depuis un moment, contrairement à ce qu’en présente Bronner. La théorie de l’habitus permet de donner une interface entre l’individu et les structures sociales, en tentant d’expliquer l’interaction constante entre les deux. On voit par exemple comment un corps de métier s’est constitué historiquement d’une certaine manière, entraînant des pratiques particulières, qu’on va apprendre à l’individu qui souhaite apprendre ce métier. Cet individu inclura donc ces pratiques particulières à son répertoire d’action et le sociologue pourra le constater pour voir si son explication était bonne ou non. En cela, Bourdieu était plus proche de la méthode Weber qu’il ne l’était de celle de Durkheim.
La sociologie découragerait
En complément du Danger Sociologique, les auteurs ont publié un article dans la revue Le Débat [38]Bronner Gérald, Géhin Étienne, « Les prophéties autoréalisatrices de la sociologie déterministe », Le Débat, 2017/5 (n° 197), p. 132-136., qui tente de montrer que la sociologie déterministe (comme celle de Bourdieu) porte un effet auto-réalisateur : plus on dit aux gens qu’ils sont dominés, plus on participe à les décourager. Là encore, il ne s’agit que d’hypothèses, certes intéressantes, mais pas d’une enquête. Les seuls arguments sont deux expériences en laboratoire, ne portant même pas sur un récit déterministe en sociologie, mais un récit déterministe en biologie et un autre en astrologie. C’est sur cette base que B&G accusent la sociologie d’être déresponsabilisante, de servir la « culture de l’excuse », etc. Et c’est tellement pas une enquête que ça n’a pas été publié dans un lieu pour en faire, la revue étant faite pour proposer des réflexions et non des articles scientifiques. Je sais pas vous, mais moi j’appelle ça « extrapoler des résultats parce que la conclusion m’arrange », pas une preuve rigoureuse qu’on pourrait attendre d’un sociologue reconnu…
Les sciences cognitives
Vous l’avez remarqué si vous suivez l’actualité de Bronner : je n’ai pas parlé de son dernier ouvrage sortie en janvier 2021, Apocalypse Cognitive[39]Voilà une recension critique, sortie quelques semaines après mon article : https://aoc.media/opinion/2021/04/08/le-biais-bronner-ou-la-reductio-ad-cerebrum/. D’une part, parce que je l’ai pas lu, d’autre part parce que j’ai pas envie de le lire. Pour ceux qui disent « oui mais tu as fait des études de socio, qui es-tu pour le juger sur le champ de la cognition ? » Moi, personne en effet, après il semble qu’il ne fasse pas l’unanimité chez ceux qui s’y connaissent. En là encore, il n’a rien publié dans ce domaine, ou alors pas en tant que travail universitaire. Peut-être qu’en sortant de son champ d’expertise, il participerait malgré lui à propager de fausses informations ?
Le complotisme
Plus d’infos (et de critiques pertinentes) sur l’accusation de complaisance avec le complotisme dans la pensée de Bourdieu ou Boltansky, voir ce texte de Philippe Corcuff : https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-16-printemps-2018/debats/article/controverses-dans-la-sociologie-francaise-autour-du-danger-sociologique-de [40]Et dedans on voit comment Bernard Lahire et Geoffroy de Lagasnerie sont très opposés, alors que les auteurs du Danger Sociologique les ont mis dans le même panier…
Ironiquement, j’ai remarqué beaucoup de similitudes entre le discours de Bronner et celui des complotistes, ou des anti-rationalistes en général. Des formules alarmistes [41]Le titre « Le Danger sociologique » ou plus récemment « Apocalypse cognitive » ne sont que deux exemples parmi bien d’autres. On joue sur la peur pour capter l’attention, … Continue reading, des oppositions binaires et simplistes, des pentes glissantes (la sociologie critique pourrait servir au complotiste, donc par précaution n’est parlons pas trop), etc. J’aurais pu tirer sur l’ambulance et lister tous les sophismes qu’emploie régulièrement GB, mais contrairement à lui je ne pense pas qu’il faille tout réduire à quelques biais et sophismes VS La Raison.
Réponse de MrSam?
Parmi les (nombreuses) réponses que cet article à suscité, le vidéaste sceptique Samuel Buisseret a publié quelques messages qui soulèvent des débats connexes à l’article. Et du coup ça fait une bonne continuation à l’article.
Vous pouvez lire ma réponse ici :
Vulgariser la critique ou critiquer la vulgarisation ?
Réferences
↑1 | Pour rappel, Boudon a donné une nouvelle définition de la rationalité ordinaire, la manière dont tout un chacun à des raisons d’agir ou de croire à quelques chose. Le problème de Bronner, c’est qu’il refuse de s’interroger sur les bonnes raisons et ressort le cliché des « gens qui pensent mal ». |
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↑2 | Vous pouvez avoir une synthèse de ces recherches via ce lien : https://www.estim-mediation.fr/v2/wp-content/uploads/2021/06/Synthese-Ephiscience-EDM-esprit-critique-2.pdf |
↑3 | Ces derniers préconisaient un mode de pensée probabiliste pour la connaissance du monde |
↑4 | Ce qu’a notamment fait Factsory sur Twitter : https://twitter.com/factsory/status/1345743186988306433 |
↑5 | Sur ce concept de neutralité axiologique, je vous renvoie à ce fil de Laélia Véron : https://threadreaderapp.com/thread/1334569755295027206.html |
↑6 | Magni-Berton, Raùl. « Holisme durkheimien et holisme bourdieusien. Étude sur la polysémie d’un mot », L’Année sociologique, vol. vol. 58, no. 2, 2008, pp. 299-318. https://www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2008-2-page-299.htm |
↑7 | Une certaine vision de la laïcité : il est un des premiers signataires du Printemps républicain, plus islamophobe que laïque Imho. http://moulins.parti-socialiste.fr/2016/03/14/manifeste-du-printemps-republicain/ |
↑8 | Pour plus d’info, je vous renvoie à la trilogie de vidéos qu’a fait, sur Passeron, le vidéaste Grégoire Simpson : https://www.youtube.com/watch?v=Q6rv9fExoTY |
↑9 | Pour une synthèse plus longue du livre et de la polémique qui s’ensuivit : https://www.researchgate.net/publication/321304239_Presentation_de_la_controverse_developpee_par_Gerald_Bronner_et_Etienne_Gehin_a_partir_de_leur_ouvrage_Le_danger_sociologique_2017 |
↑10 | Arnaud Saint-Martin, « Le danger sociologique ? Un feu de paille », Zilsel 2018/1 (N° 3), Editions du Croquant. p. 411-442. https://www.cairn.info/revue-zilsel-2018-1-page-411.htm |
↑11 | Ce genre d’enquêtes, ou de tentatives de synthèse, existe pourtant. pourtant. Par exemple là : sociologies.revues.org/3547 De plus, les auteurs pourraient sourcer leurs affirmations sur l’utilisation de tel ou tel auteur dans la recherche, mais ils ne l’ont pas fait, dont acte. |
↑12 | Pierre Bourdieu, Leçon sur la leçon, Paris, Ed. de Minuit, 1982, p. 42-43. |
↑13 | Une déclaration aussi grotesque ne peut venir que de quelqu’un qui veut défendre l’individualisme jusqu’à l’excès. https://twitter.com/holup_aminute/status/1348674964292038664 |
↑14 | Étant souvent des hommes blancs hétérosexuels, ces chercheurs avaient une place dans la société similaire, un point de vue similaire, qui comporte des point aveugles. Et suffisamment répété, ce regard était vu comme le seul possible. C’est une raison parmi d’autres de l’émergence des études de genre telles qu’on les connait depuis une trentaine d’années. |
↑15 | On retombe sur ce dont je parlais tout à l’heure, il ne faut pas ignorer la recherche en sociologie des sciences. Pour le coup, « controverse scientifique » est un terme défini en sociologie des sciences, et ce pamphlet ne coche pas les critères. Pour ceux qui voudraient voir ces derniers, je les renvoie à : Raynaud, Dominique. Sociologie des controverses scientifiques, Paris, Éditions Matériologiques, 2018 |
↑16 | Acrimed a fait une petite synthèse du traitement médiatique du livre : https://www.acrimed.org/Le-Point-et-Pour-la-science-mettent-de-l-ordre?recherche=bronner |
↑17 | Entre le 1 janvier et la parution de l’article (le 22), GB est intervenu pas moins de 19 fois dans des médias, on peut pas dire qu’il ait des leçons à donner là-dessus. Dans l’ordre : Le point, France Inter, Europe1, Pour l’éco, Le Temps, JT de France 2, C politique, France Culture, LCI, Europe1 bis, La Libre, Public Sénat, Clique, Radio J, SensTV, LCP, Le Monde des Livres, France Inter bis, l’Opinion |
↑18 | https://fr.wikipedia.org/wiki/Science_sous_le_Troisi%C3%A8me_Reich |
↑19 | En témoigne par exemple cet article assez hallucinant où Bronner s’en prend à Frédéric Lordon https://www.lepoint.fr/editos-du-point/sebastien-le-fol/gerald-bronner-frederic-lordon-le-ventriloque-13-01-2017-2096920_1913.php |
↑20 | Histoire de montrer que je ne suis pas contre mêler les disciplines, je vous conseille le livre de Laurent Cordonier, La nature du social : l’apport ignoré des sciences cognitives (PUF. 2018). Lui au moins, il met en garde contre tout réductionnisme en sociologie. |
↑21 | Pour des exemples plus détaillés, voir Contre la Technocratie sur le site Zet-éthique Meta-critique : http://zet-ethique.fr/2020/03/24/les-gens-pensent-mal-le-mal-du-siecle-partie-6-6-synthese-contre-la-technocratie/ |
↑22 | Là encore, on oppose ceux qui réfléchissent par idéologie et ceux qui veulent de la rigueur scientifique, par exemple page 69. Tout ça est très binaire, et pas vraiment sourcé |
↑23 | Lahire, Bernard, et Claude Rosental, éditeurs. La cognition au prisme des sciences sociales. Éditions des archives contemporaines, 2008. |
↑24 | Si on devait en tirer une leçon, c’est que les Presses Universitaires de France devraient mieux choisir ce qu’elles publient… |
↑25 | Voir par exemple ce que disait Weber sur le rôle du savant dans la société http://socio-reflexe.over-blog.com/2017/11/un-debat-d-un-autre-siecle.html, ou encore une fois Jean-Claude Passeron dans Le raisonnement sociologique : un espace non poppérien de l’argumentation, Paris, Albin Michel, 2006. |
↑26 | B&G le font à la page 214, et au passage on est toujours sur quelque chose qui serait un danger pour la société, il s’agit donc là encore d’une position morale et non scientifique. |
↑27 | Et pourtant il a été disciple de Boudon, et connaît sa reformulation de rationalité. Là encore, je vous renvoie à ma vidéo sur le sujet et les sources associées |
↑28 | Toute ressemblance avec ce que j’ai appelé Statu Quo Warrior n’est bien sûr pas un hasard. |
↑29 | Pour ceux et celles qui voudraient revivre cette histoire intéressante, je vous renvoie à cette page : https://cortecs.org/a-la-une/grande-braderie-de-lautodefense-intellectuelle/ puis à celle-ci, bon courage pour tout lire https://cortecs.org/a-la-une/soldes-de-la-grande-braderie/ |
↑30 | Lui aussi partage des fausses informations, et plus encore des affirmations sans sources, comme ce qui concerne la notion douteuse de « post-vérité » : https://theconversation.com/les-cas-de-bullshit-a-propos-du-bullshit-le-rationalisme-perd-il-son-sang-froid-153340 |
↑31 | Pour une vidéo assez complète sur le sujet, je vous renvoie vers la chaîne Patchwork https://www.youtube.com/watch?v=dSXmH0MvEKI |
↑32 | J’ajouterais que la volonté de se rapprocher du réel est aussi unanimement partagée, même chez ceux associés au « post-modernisme ». Et ça ne date pas d’hier, Bourdieu voulait « se dresser à la fois contre le volontarisme irresponsable et contre le scientisme fataliste » en dessinant un « utopisme rationnel, capable de jouer de la connaissance du probable pour faire advenir le possible ». Citation tirée de : Bourdieu Pierre, « Comment libérer les intellectuels libres ? » (entretien avec Didier Eribon, mai 1980), dans Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980 |
↑33 | Fabien Granjon, « La critique : entre « danger sociologique » et « quiétude négativiste » », Variations [En ligne], 21 | 2018, mis en ligne le 05 avril 2018, |
↑34 | Lahire dans Le Monde « pourquoi tant de haine contre vision de la sociologie » http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/11/23/bernard-lahire-pourquoi-tant-de-haine-contre-notre-vision-de-la-sociologie_5219249_3232.html |
↑35 | On pourrait donc parler d’un danger pour la sociologie de devenir une arme pour un dessein politique de domination ! Je plaisante bien sûr, c’est juste pour vous montrer l’absurdité du raisonnement, encore que… |
↑36 | Une vision bourgeoise, avec le peuple vu comme une masse informe et irrationnelle, ne comprenant pas ce que l’élite décide, mais l’élite sait ce qui est bon pour le peuple. De plus, toutes les minorités agissantes (féministes, anti-racistes) sont des dangers pour la bonne marche du monde |
↑37 | Un article vulgarisé rapidement dans cette vidéo : https://skeptikon.fr/videos/watch/c5a0c023-9131-4017-9538-4797fc3a2a40 |
↑38 | Bronner Gérald, Géhin Étienne, « Les prophéties autoréalisatrices de la sociologie déterministe », Le Débat, 2017/5 (n° 197), p. 132-136. |
↑39 | Voilà une recension critique, sortie quelques semaines après mon article : https://aoc.media/opinion/2021/04/08/le-biais-bronner-ou-la-reductio-ad-cerebrum/ |
↑40 | Et dedans on voit comment Bernard Lahire et Geoffroy de Lagasnerie sont très opposés, alors que les auteurs du Danger Sociologique les ont mis dans le même panier… |
↑41 | Le titre « Le Danger sociologique » ou plus récemment « Apocalypse cognitive » ne sont que deux exemples parmi bien d’autres. On joue sur la peur pour capter l’attention, une pratique que Bronner dénonce chez tous ceux qu’il n’aime pas. Mais vu que lui se revendique rationnel, ça passe il a le droit. Pour illustrer ce deux poids deux mesures, mettons côte à côte ces deux images : https://twitter.com/factsory/status/1344661862420504576 |
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