Comprendre les mécanismes qui régissent le monde…

Sur les polémiques « liberté d’expression » à l’Université – Compléments

Difficulté : 3/5

Il y a quelques jours j’ai écrit un article, se voulant grand public, autour des polémiques récurrente concernant l’Université et ses soi-disant problèmes de censure, de liberté d’expression, et de libertés académiques menacées de toute part.

-> https://tranxen.fr/islamo-gauchisme-a-luniversite/ <-

Mais beaucoup de choses n’ont été que survolées, je voulais que ça reste court. Pour celles et ceux qui en veulent encore, voilà l’article où je fais quelques compléments. Je vais parler un peu des manières dont ces polémiques sont créés et médiatisés (et surtout par qui), de pourquoi un tel focus sur les études décoloniales, et sur la notion de liberté pédagogique.


L’article n’avait pas vocation à lancer un débat sur la pertinence ou le bien-fondé du concept d’islamophobie (je pensais que c’était clair). Et c’est symptomatique de quelque chose : à cause de cette polémique où on débat « est-ce que l’islamo-gauchisme de certains profs les rend complices de Daesh ? », on ne peut plus se poser calmement pour parler d’un concept comme celui désignant la discrimination des musulmans [1]En l’occurrence, il s’agirait plus d’une oppression qui toucherait les personnes arabes, perçues comme étant musulmane dans un contexte donné. Mais je m’égare.. Il aurait fallu faire un article dédié pour voir comment on a défini scientifiquement le terme islamophobie, comment il est défendu, voir les critiques qu’en fait Klaus. K, etc. Mais puisque les personnes comme lui n’essaient même pas de débattre sur le champ scientifique, ça me parait inutile de développer plus, c’était pas le sujet en l’occurrence. Toute l’histoire est partie d’un échange de mails, trouvables intégralement en ligne comme je le disais, et vous pouvez constater avec les extraits que j’ai utilisés dans mon article que d’un côté, on a une chercheuse qui a bossé pendant des années un sujet, et de l’autre un professeur d’allemand qui expose simplement son opinion. Ce n’est pas équivalent, ce n’est pas un débat scientifique.

Dans l’article, j’évoque les professeurs renvoyés pour avoir tenu des propos politiques (progressistes). Or, j’évoque aussi le fait que Klaus K. et Vincent T. ont été mis à l’écart pour leur position sur l’islam. Si on voit bien qu’il y a un côté « annulation » dans les deux cas, les conséquences sont bien plus grave d’un côté que de l’autre. Mais j’en reparlerais en vidéo, quand je m’attaquerais au fameux concept de la cancel-culture. Tout de suite je vous mets en garde contre cette fausse équivalence qui mettrais tout le monde au même niveau comme si le contexte n’était pas important. En l’occurrence, le contexte de montée des discours anti-musulmans (sous couvert de laïcité) dans toute la société créé un climat assez difficile pour les étudiants qui subissent ces discours aux quotidiens. Les étudiants et étudiantes de Sciences Po Grenoble n’ont pas à subir ça une fois de plus lorsqu’iels arrivent en cours. D’autant plus que l’institution a toujours des problèmes de harcèlement sexuel en son sein. En cela, les syndicats qui ont demandé aux professeurs de modérer leurs propos ne faisaient que leur travail de protection des conditions d’études.

Justement, on remarque que les polémiques sur l’islamo-gauchisme ne parlent pas juste des enseignants mais aussi des syndicats étudiants, ou plus généralement de tout les étudiants vaguement de gauche. J’en ai peu parlé dans l’article, mais l’offensive réactionnaire vise à discréditer largement les syndicats étudiants et à faire reculer leur influence. Ça se ressent depuis des années, par exemple quand on voit le nombre de polémiques accusant l’Unef de tout et n’importe quoi. La dernière concernait des espaces de mixité choisie dans des réunions de ce même syndicat, mais là encore peu de gens on fait l’effort d’essayer de comprendre. Beaucoup de commentateurs n’essayaient même pas de comprendre qu’est-ce que pouvait bien être la non-mixité militante, comment elle était utilisée et pourquoi… Je suis prêt à entendre des questionnements et critiques sur certains recours à cette pratique qui ne date pas d’hier, mais il faut que la personne qui les émette ait un minimum compris de quoi elle parle. Encore une fois, peu importe, la plupart des commentateurs se contenteront de formules simplistes, type « l’Unef, syndicat séparatiste, il faut le dissoudre immédiatement ! ». Maintenant qu’on a pris du recul, essayons de parler de manière plus constructive que sur les plateaux télé, ça ne devrait pas être trop difficile.

Sur les réseaux produisant régulièrement des polémiques

Une chose qui manquait dans mon premier article était la description des fameux « entrepreneurs de morale »[2]Au sens là encore de Stanley Cohen, ceux qui vont décider que tel événement mineur représente une « menace pour les fondements de la société »., qui décrète qui il y a de l’islamo-gauchisme à l’université. Avant de répondre, une petite précision : il ne s’agit pas de faire du procès d’intention, ou d’en appeler à un complot unique, d’un groupe clairement coordonné, ce n’est pas le cas. En revanche, on ne peut pas comprendre ce genre d’affaire sans voir les différents intérêts défendus par les uns et les autres, et qui converge en ce moment pour créer et alimenter régulièrement des polémiques morales sur l’université et ailleurs.

Commençons par le début : l’idée d’un islamo-gauchisme qui monterait dans les universités pour corrompre notre belle république est une théorie du complot créer par l’extrême droite pour discréditer les idées progressistes. David Horowitz, figures majeures de l’islamophobie aux États-Unis, résumera ça par la formule : visez le cœur et non la tête[3]Pour plus de détail, voir ce billet de Pandov Strochnis : https://academia.hypotheses.org/31676. Les paniques morales d’extrême droite sont des tentatives de faire passer des vessies pour des lanternes, de faire passer des non-événements pour des dangers de sécurité nationale. Il y a quelques années, ce genre de polémiques ne dépassait pas vraiment les cercles ultraconservateurs, qui eux-mêmes étaient peu présents sur les campus. Mais avec le temps, des pseudo-intellectuels sont arrivés sur les plateaux pour donner de l’écho à ces théories (à l’époque ils dénonçaient « la pensée 68 »), puis des politiciens ont vu que certains thèmes d’extrême droite pouvaient être vendeurs, alors ils ont commencé à reprendre certaines idées, jusqu’à en arriver à la situation actuelle, où les paniques morales sur l’Université sont omniprésentes dans les médias.

Les différentes affaires n’existeront que lorsqu’elles seront reprises médiatiquement par toute une constellation d’acteurs (qui serviront d’entrepreneurs de morale réguliers).

Dans cette constellation, on trouve 3 types d’acteurs :

  • Des médias d’extrême droite (Valeurs actuelles, Causeur) ou de droite (Figaro, l’Express) qui voient une occasion d’attaquer les musulmans et/ou la gauche. Parfois ils ne se contentent pas de propager ces polémiques mais de les créer eux-mêmes.
  • Des personnes défendant la ligne du Printemps Républicain (C. Fourest, M. Valls, le journal Marianne), qui font passer la laïcité pour un combat contre l’islam, mais pouvant être associé à la gauche politique.
  • Des personnalités médiatiques et les éditocrates habituels qui ont juste l’habitude de donner leur avis (mal informé) sur tout et n’importe quoi.

Dans chacun des groupes aux frontières très fines, on a des bouquins/journaux à vendre, des idées à faire passer. Alors il faut occuper le terrain médiatique, qui donne volontiers la parole à ces personnes et leur narratif simpliste « défenseurs de la liberté » VS « censeurs islamo-gauchiste », et qui prétendent révéler un danger imminent pour la société. Chaque affaire a ses spécificités, mais à chaque fois c’est l’occasion de ressortir leur discours tout prêt et confirmer leur présence médiatique. Un coup ça sera sur l’islamo-gauchisme, mais le jour d’après ça sera sur les wokes, un autre jour sur la cancel-culture, etc. Ce sont des mots creux qui permettent d’amalgamer divers événements, courants de pensée, personnes ou notions différentes et de faire croire qu’il y a de nouvelles chose à dire alors que les arguments sont absolument toujours les mêmes. Finalement la seule culture de l’annulation, c’est le fait qu’on ne puisse plus réfléchir et discuter politique, empêcher par ces polémiques permanentes…


On peut parler d’une machine à polémique qui s’est mise en place aux États-Unis avec succès, au Brésil et maintenant en France[4]Quelques chercheurs se sont récemment constitué en lobby, un faux « observatoire de la laïcité » qui démontre jour après jour son manque de rigueur intellectuel : … Continue reading. Le site Acrimed a d’ailleurs produit un long article qui décrit cette machine à scandale :
https://www.acrimed.org/L-universite-menacee-par-l-islamo-gauchisme-Une.

On assiste à une sorte d’« orchestration sans chef d’orchestre »[5]C’est du Bourdieu <3 source : Pierre Bourdieu, Le sens Pratique, Paris, édition de minuit, collection Le Sens Commun, 1980, p88-89 où on a plein de gens qui vont se réunir pour jouer leur petite musique sur l’islamo-gauchisme (parce qu’ils n’aiment ni les musulmans, ni les idées de gauche), au nom de la défense de la liberté d’expression (alors qu’eux s’en fiche pas mal de La Liberté d’expression au sens large). Cette mélodie permet de diffuser dans le grand public l’idée qu’il y a un danger qui menacerait les fondements de notre société, et qu’il est urgent d’agir. Notez qu’il ne s’agit pas de dire « tel groupe à dit X, je ne suis pas d’accord, je vais argumenter pourquoi ». Mais bien de produire à la chaîne des polémiques qui, dans le temps long, vont installer leurs sujets, leurs préoccupations, leur manière de poser les questions, en l’occurrence que l’Université devrait être mise sous tutelle d’une morale conservatrice[6]Une autre manière de le dire : ils veulent faire disparaître tout ce qui ressemble à du progressisme sous couvert d’une lutte contre « le militantisme dans les campus », et de la lutte contre … Continue reading. Et puisque la rigueur intellectuelle n’a aucune importance, ça attire quelques opportunistes qui espèrent se faire un peu d’argent au passage. Le média Media Matter[7]https://www.mediamatters.org/james-okeefe/conservative-dark-money-groups-infiltrating-campus-politics a répertorié 15 groupes dans ce genre pour les USA, financés par différents donateurs ayant pour point commun la détestation de la gauche militante. Ça va des climato-sceptiques aux suprémacistes blancs en passant bien sûr par des nostalgiques du maccarthysme. Et ces groupes visent spécifiquement les campus, pour imposer un agenda conservateur dans le débat public, et ça marche hélas plutôt pas mal. Petit à petit ils arrivent à installer l’idée que les campus sont saturés de gauchistes, qui sont des mauvais chercheurs parce tous de gauche.

Parmi les critiques des universitaires supposément islamo-gauchistes, on a souvent cette accusation d’être militants, que certaines chercheuses et chercheurs inventeraient des discriminations qui n’existent pas pour se faire bien voir. C’est ce que défendent d’autres chercheurs, qui pour appuyer leur propos ne disposent d’aucun article scientifique publiés dans une revue à comité de lecture. Ils se contentent de tribunes, d’interviews, et ça suffira pour affirmer que l’Université est infiltrée par des vilains militants [8]Toujours parmi ce fameux observatoire de la laïcité, on peut d’ailleurs voir que concrètement, leur revendication est plus morale que scientifique : … Continue reading. Pour cette accusation de chercheur militants qui n’y connaissent rien à la rigueur, je vous renvoie à ce récent article sur Nathalie Heinich ou à mon article sur Gérald Bronner qui abordait en détail le sujet :

https://tranxen.fr/gerald-bronner-sociologue-de-lirrationnel

Dans la plupart des cas, ceux qui parlent plus de danger pour la liberté académique et de manque de rigueur scientifique n’ont pas de compétences particulières dans les domaines concernés : des chercheurs en physique donnant des leçons sur la bonne manière de faire des sciences sociales[9]https://zet-ethique.fr/2020/07/26/sur-une-route-pavee-dembuches-mieux-comprendre-les-sciences-humaines-et-sociales/, des éditorialistes qui n’ont souvent aucune formation scientifique [10]Genre M. Onfray qui a toujours détesté les universitaires, bien avant de virer full complotiste., des personnalités politiques, etc. Là encore c’est pas qu’il critique un autre domaine que le leur qui me pose problème, c’est qu’ils le font n’importe comment, en ne citant correctement aucun auteur, en ne faisant aucune démonstration rigoureuse.

S’ils ont l’accusation facile, les personnes que je décris n’aiment pas certains mots qui pourraient être utilisés par des scientifiques. En premier lieu il ne faut jamais parler d’islamophobie. Caroline Forest a même dit que ce mot avait tués les dessinateurs de Charlie Hebdo et Samuel Paty ! Je veux qu’on prenne un instant pour admirer comment des personnes qui ne font qu’observer une discrimination et mettent un terme dessus se font traiter d’assassins et de terroristes[11]Ou de maoïstes pourquoi pas, on est plus à ça près. https://twitter.com/erochant/status/1368147552302948354. Les accusateurs zélés qui parlent d’islamo-gauchiste, il serait temps d’arrêter de leur donner du crédit. Et pourquoi pas reparler avec des arguments scientifiques.

Sur les études post-coloniales

Comme expliqué dans l’article, les polémiques sur quelques choses qui gangrène l’université ; l’extrême droite en lance une par jour. Ces derniers temps les cibles récurrentes étaient l’écriture inclusive[12]Si vous ne l’avez pas lu, l’article de BunkerD sur l’écriture inclusive est très bon. Parce qu’il n’est pas spécialement là pour dire « utiliser l’écriture inclusive, c’est … Continue reading, l’intersectionnalité ou les études post-coloniale. Les études post-coloniales sont un champ de recherche académique qui étudie comment les anciennes histoires coloniales continuent aujourd’hui de peser sur les rapports sociaux, en fonction de la couleur de peau, de certains clichés racistes, etc. Mais si ces études font débat, c’est parce qu’elles seraient moins scientifiques et plutôt militante, produites uniquement pour critiquer les anciens pays colonisateurs, ou les blancs de façon générale. Il y aurait sur les campus une « idéologie décoloniale », antiracistes-mais-en-fait-c’est-eux-les-vrais-racistes qui serait en train de devenir hégémonique… mais là encore, on a pas de preuves solides à se mettre sous la dent.

Pour réellement comprendre ce qui se joue, je citerais Magali Bessone [13]https://academia.hypotheses.org/29341, professeure de philosophie politique, à la Sorbonne, dont voici un extrait d’article :

La « mouvance post ou décoloniale » n’existe pas.

Et pour cause : les études décoloniales sont d’abord menées par des chercheuses et chercheurs latino-américains, parfois caribéens, qui diffèrent des courants postcoloniaux indiens ou, surtout, étasuniens, selon trois critères désormais bien établis : géopolitique, disciplinaire et généalogique. Décoloniaux et postcoloniaux ne partagent ni les mêmes influences intellectuelles ni les mêmes contextes socio-économiques et culturels ; ils et elles mobilisent des outils méthodologiques différents pour poser des problèmes théoriques ou normatifs différents. Les désaccords scientifiques traversent aussi les disciplines, y compris entre celles et ceux qui sont persuadés de l’importance de s’intéresser au passé colonial pour comprendre le présent : historiens de l’esclavage et de la colonisation s’affrontent sur les aires géographiques pertinentes, sur les méthodologies de l’histoire globale ou locale, sur les sources archivistiques ou leur absence, etc. Bien loin de mettre en place des stratégies hégémoniques de domination académique, les universitaires échangent du savoir, de la connaissance, du raisonnement, avec humilité, rigueur et ténacité. Ils et elles travaillent et soumettent leurs hypothèses au test de l’évaluation par les pairs : ils font leur métier.

[…] parler de « groupe racisé » consiste bien à nommer une réalité sociale : la catégorisation et la hiérarchisation de groupes sociaux, dans des contextes précis, en raison de facteurs visuels ou généalogiques réels ou fantasmés. Il s’agit de chercher à expliquer, et non pas excuser, la construction, les mécanismes, les processus de reproduction de cette réalité. Parler de racialisation permet précisément de souligner que la race n’existe pas en tant que réalité biologique, de l’historiciser, la désessentialiser et la dénaturaliser. Il s’agit de produire de nouvelles ressources épistémiques pour dénoncer la hiérarchisation et l’inégalité raciale tout en évitant de reproduire les interprétations obsolètes et racistes du monde social. Vouloir faire taire les décoloniaux, c’est contribuer au racisme ordinaire en lui permettant d’avancer sous la cape d’invisibilité que procure l’étendard du « républicanisme bafoué ».

Voilà, je pense que j’ai pas grand-chose à ajouter. Les études post-coloniales représentent une part très faible de la production scientifique[14]Inès Bouzelmat, « Le sous-champ de la question raciale dans les sciences sociales », Mouvements, 12 février 2019, mais il s’agirait d’un immense danger pour la société entière… Finalement, c’est juste qu’un lieu permettant aux étudiant·es de développer leur esprit critique et à des dominés de sortir de leur domination, ça ne fait pas plaisir aux conservateurs, tout simplement.

Des libertés académiques à la liberté pédagogique

Pour moi, l’inversion la plus spectaculaire de cette histoire concerne la liberté académique[15]La liberté académique c’est le fait qu’un chercheur est libre d’étudier ce qu’il veut de la manière qu’il veut. En l’occurrence les uns seraient libres de défendre le concept … Continue reading. Ceux qui défendent le terme islamo-gauchiste veulent imposer certaines choses dans l’enseignement public, au nom de valeur morale conservatrice. On arrive à nous faire passer de bons chercheurs pour de simples militants qui diffuseraient leurs idées politiques en les faisant passer pour de la science, tout cela à cause des sujets abordés dans leurs recherches, et ainsi, on censure au nom de la liberté d’expression[16]https://racismes.hypotheses.org/209. Autant la liberté de recherche que la liberté d’enseigner sont détournée de leur sens par les personnes en croisade contre l’islamo-gauchisme.

Prenons un exemple : doit-on parler des caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo à l’école, et si oui, comment ? Voilà un débat qui peut être posé, débattu. Mais si on veut vraiment défendre une forte liberté pédagogique, on devra répondre sur ce sujet : laissons ça au libre choix de l’enseignant, dans les limites de la loi. À Sciences Po Grenoble, Klaus K. Et Vincent T. n’ont cessés de revendiquer cette même liberté pédagogique pour défendre leur droit à être islamophobe. Or, on voit qu’ils arrêtent d’être aussi relativistes quand il s’agit de parler de Charlie Hebdo : selon eux, puisque la République a été attaquée le 7 janvier 2015, il faut maintenant la venger en placardant dans toutes les écoles les fameuses caricatures. Ça serait pour cette raison (et pas une autre) que Samuel Paty a montré ces caricatures à ses élèves, ce qui a entraîné sa mort. Voilà bien une preuve que certains sujets dérangent, on peut vraiment plus rien dire !

Source mediapart

Je ne me prononcerais pas sur ce que voulait faire Mr Paty avant de mourir (pas comme certains). En revanche, obliger tous les professeurs de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur à parler de ces caricatures (et comme un acte héroïque), ça me semble être effectivement une atteinte à la liberté pédagogique. Surtout si à côté on déclare que l’islamophobie n’est qu’un concept de faux chercheurs militants. Dire que ce problème des musulmans terroristes est le problème qui doit occulter tous les autres, c’est en soi être dogmatique. Alors, quand une équipe d’enseignants ne parle pas des terroristes tous les matins, ça les rendait complices ? Tout comme un musulman qui refuserait de se dire Charlie se ferait traiter direct d’islamiste radical. Je pense que tout cela est ridicule. Aussi ridicule que si on m’accusait de cautionner les croisades parce que j’aime écouter du gospel. Donc si on rajoute toutes ces polémiques, qui créent au mieux un bruit de fond gênant, au pire des vagues de harcèlement ciblés, ça pourris pas mal le travail des universitaires, et les empêche d’exercer leur métier correctement.

Je rappelle à longueur de vidéo que la neutralité est impossible, mais j’insiste aussi sur le fait que toute information n’a factuellement pas la même valeur. Tout travail intellectuel à une part de politique, mais il existe en science des manières de travailler pour créer des connaissances un peu plus vraies que les autres sur le monde et des concepts un peu plus pertinents que ceux qu’on utilise dans le sens commun. J’espère avec mon article rappeler que le travail scientifique doit se juger sur sa qualité de la rigueur intellectuelle, et non pas selon qui est (ou qui serait) plus militant que l’autre.

Pour faire en sorte que les professeurs (d’Université en l’occurrence) fasse leur travail dans de bonne condition, il y a encore du chemin à faire. Il y a des jeunes chercheurs précarisés dans tous les sens[17]Christophe Granger, La destruction de l’université, Éditions La Fabrique, 2015, et si on rajoute des pressions sur leur employeur pour qu’iels se fassent virer… Certains diraient qu’au mois l’Université offre un certain nombre de protection : statut de fonctionnaire, stabilité de l’emploi. C’est un peu vrai, et en même temps ça concerne finalement peu de personne cette sécurité de l’emploi, les jeunes chercheurs et chercheuses enchaînant les contrats courts dans l’espoir de finir par décrocher un poste sont légion. En plus, les postes de titulaires ne sont pas encore d’une stabilité exemplaire. Voilà par exemple un témoignage d’une chercheuse qui a côtoyé F. Vidal dans une autre vie.

Source mediapart

Moi j’aimerais que le reste de la société se questionne sur ces conditions de travail à l’Université (et dans le reste de la société d’ailleurs). Mais j’aimerais que ce soit bien fait, pour qu’on puisse vraiment s’interroger sur les vraies questions politiques. L’Université et l’Éducation Nationale ne sont pas des espaces neutres politiquement, et d’ailleurs ça n’a jamais été un scoop : https://twitter.com/socio_reflexe/status/1374973893102931968

De polémistes appelleront ça propagande, les mêmes polémistes qui voudraient qu’on enseigne le roman national en cours d’histoire plutôt les savoirs issus de travaux d’historiens et historiennes, donc globalement, la propagande c’est quand c’est les autres…

Perspective générale

Bon… quel bilan dresser de tout ça ?

Déjà qu’il faut recentrer le débat sur les vrais dangers qui menacent actuellement l’Université : réduction du budget par étudiants, précarisation des chercheurs, concurrence exacerbée, manque de personnel et recours à des vacataires, financements par projet pour la recherche… À mon avis il y a bien une percée de l’idéologie sur les campus : une idéologie libérale sur l’économie, une idéologie réactionnaire sur les valeurs qui sont portées. À moins que la libérale ne concerne que des ministres et que la réactionnaire les gens médiatisés, va savoir. Ce que je sais, c’est qu’on ne devrait donner aucun crédit, aucune tribune à des personnes comme Klaus K, ou comme les laïcards du Printemps républicains. Polémique après polémique, ils montrent qu’ils n’ont aucune rigueur intellectuelle, et sont juste là pour vendre leur discours réactionnaire en surfant sur la haine des musulmans.

On assiste sûrement à un changement de paradigme qui créé nécessairement des frictions. Au-delà des gens qui détournent des idées des Lumières pour leur propre agenda réactionnaire, il y a là de vraies questions sur ce qu’est l’universel républicain. De plus en plus de personnes progressistes se rendent compte ce n’est pas le fait de disserter sur un idéal d’égalité qui va transformer la réalité. Ils pensent au contraire que c’est en observant finement l’organisation sociale, ses hiérarchies, ses catégorisations implicites, et en cherchant à concrètement les changer qu’on fait progresser l’égalité [18]Ça ne vous surprendra pas qu’en tant que marxiste, je sois dans cette catégorie.. Comme le disait Magali Bessone, dans l’article cité plus haut : « Racialisation, discrimination systémique, privilège blanc, stigmatisation raciale, parmi d’autres, sont des concepts et des ressources épistémiques précieuses pour décrire des expériences sociales, les partager, les interpréter, les évaluer, et peut-être transformer le monde où elles ont cours. Le monde universitaire n’est pas une armée de terroristes qui infiltre les lieux de savoir et casse la République en deux : le monde universitaire est l’espace institutionnel inclusif où ces agents producteurs de connaissance inédits et inaudibles peuvent participer à la production de savoirs qui nous concernent tous parce que tous, nous sommes la république. La guerre des facs n’aura pas lieu, parce que le monde d’après est déjà là : les monstres, et leurs derniers gémissements, disparaissent avec le clair-obscur. ».

En pleine crise économique, il faut un coupable,
Et c’est en direction des musulmans que tous vos coups partent.
J’n’ai pas peur de l’écrire : la France est islamophobe,
D’ailleurs plus personne ne s’en cache dans la France des xénophobes.
Vous nous traitez comme des moins que rien sur vos chaînes publiques,
Et vous attendez de nous qu’on s’écrie « Vive la République » !?

Kery James (Lettre à la République), 2012

Les progressistes à l’ancienne pensent encore qu’il suffit de crier « république » plus fort que les autres pour que la liberté, l’égalité et la fraternité devienne réelle, personnellement je ne pense pas. Mon dernier mot sera donc pour tous ces intellectuels un peu trop dans la modération, ne souhaitant pas prendre part à ces polémiques politiques ou mettant dans le même sac « les extrêmes »[19]Je pense aux personnes comme Gérald Bronner (oui encore lui) qui dans son interview sur France culture, qui pense que tout ça viendrait d’une « épidémie de sensibilité … Continue reading. Relisez bien le schéma, observez comment il est difficile de contrecarrer ces polémiques permanentes, cette rhétorique qui a porté Trump et Bolsonaro au pouvoir. Ne vous y trompez pas : ils viendront pour vous un jour, et alors la liberté d’expression, la vraie, sera vraiment perdue pour tout le monde. Le fascisme c’est la gangrène : on l’élimine, ou on en crève.


Remerciements

D’abord, je remercie Pandov Strochnis qui a pas mal écrit sur le sujet et m’a apporté de nombreuse ressources pour mon article. Je vous encourage à lire ce qu’il produit sur medium :
https://pandov-strochnis.medium.com/

Je vous conseille aussi d’aller voir le live d’Elvire au rouge sur les paniques morales, qui approfondis le concept, ses usages et ses limites.
Virons au Rouge – Les « paniques morales » avec Politikon et Bunker D.
https://www.youtube.com/watch?v=M8Fl041F0Ig

Enfin, je remercie chaleureusement Charlotte de la chaîne Les Langues de Cha’ pour ces nombreux conseils à la relecture (de cet article et du précédent).

Réferences

Réferences
1 En l’occurrence, il s’agirait plus d’une oppression qui toucherait les personnes arabes, perçues comme étant musulmane dans un contexte donné. Mais je m’égare.
2 Au sens là encore de Stanley Cohen, ceux qui vont décider que tel événement mineur représente une « menace pour les fondements de la société ».
3 Pour plus de détail, voir ce billet de Pandov Strochnis : https://academia.hypotheses.org/31676
4 Quelques chercheurs se sont récemment constitué en lobby, un faux « observatoire de la laïcité » qui démontre jour après jour son manque de rigueur intellectuel : https://gillesbastin.github.io/chronique/2021/04/07/les-fallaces-de-l’antidecolonialisme.html
5 C’est du Bourdieu <3 source : Pierre Bourdieu, Le sens Pratique, Paris, édition de minuit, collection Le Sens Commun, 1980, p88-89
6 Une autre manière de le dire : ils veulent faire disparaître tout ce qui ressemble à du progressisme sous couvert d’une lutte contre « le militantisme dans les campus », et de la lutte contre « l’islam politique »
7 https://www.mediamatters.org/james-okeefe/conservative-dark-money-groups-infiltrating-campus-politics
8 Toujours parmi ce fameux observatoire de la laïcité, on peut d’ailleurs voir que concrètement, leur revendication est plus morale que scientifique : https://twitter.com/pandovstrochnis/status/1371368958520139776
9 https://zet-ethique.fr/2020/07/26/sur-une-route-pavee-dembuches-mieux-comprendre-les-sciences-humaines-et-sociales/
10 Genre M. Onfray qui a toujours détesté les universitaires, bien avant de virer full complotiste.
11 Ou de maoïstes pourquoi pas, on est plus à ça près. https://twitter.com/erochant/status/1368147552302948354
12 Si vous ne l’avez pas lu, l’article de BunkerD sur l’écriture inclusive est très bon. Parce qu’il n’est pas spécialement là pour dire « utiliser l’écriture inclusive, c’est bien ! », mais juste faire un état de la recherche scientifique sur le sujet. Bien souvent, ceux qui détestent l’écriture inclusive n’ont pas (et ne veulent pas) chercher des données scientifiques pour argumenter, et se perde donc en panique morale.
13 https://academia.hypotheses.org/29341
14 Inès Bouzelmat, « Le sous-champ de la question raciale dans les sciences sociales », Mouvements, 12 février 2019
15 La liberté académique c’est le fait qu’un chercheur est libre d’étudier ce qu’il veut de la manière qu’il veut. En l’occurrence les uns seraient libres de défendre le concept d’islamophobie et les autres celui d’islamo-gauchiste, pour qu’un débat scientifique puisse avoir lieu. Mais là encore, c’est une liberté qui ne doit pas empiéter sur celle des autres.
16 https://racismes.hypotheses.org/209
17 Christophe Granger, La destruction de l’université, Éditions La Fabrique, 2015
18 Ça ne vous surprendra pas qu’en tant que marxiste, je sois dans cette catégorie.
19 Je pense aux personnes comme Gérald Bronner (oui encore lui) qui dans son interview sur France culture, qui pense que tout ça viendrait d’une « épidémie de sensibilité invraisemblable ». Que d’un côté il y aurait des minorités agissantes intersectionnelle d’extrême gauche (on valide ainsi le stéréotype islamo-gauchiste). Le tout formant une dictature des minorités radicales, qui nous « prendrait en otage ». Pensez que tout n’est qu’un problème de sensibilité, quand il y a du harcèlement de masse causé par des gens voulant détourner l’attention de leur manque total de rigueur scientifique, c’est une fausse équivalence, et c’est déjà faire parti du problème.

Une réponse à “Sur les polémiques « liberté d’expression » à l’Université – Compléments”

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *