Difficulté : 4/5
Quand on essaie de vulgariser la philosophie morale ou la philosophie des sciences, on introduit souvent une idée du philosophe écossai des Lumières David Hume[1]Moi-même j’en ai parlé dans une vidéo il y a quelques années. Forcément j’en ai un peu honte, mais si vous voulez la voir à quoi ça ressemble vous pouvez la regarder et après revenir lire … Continue reading. On la ressort à toutes les sauces, dès qu’on parle des relations entre la science et la société elle n’est jamais loin, c’est la guillotine de Hume. L’idée est qu’il y aurait une séparation entre le monde des faits (la description du monde), et celui des valeurs (débats moraux, la politique). Il y a tellement une séparation qu’il faut imaginer une guillotine métaphysique qui aurait séparé ces deux univers, avec un grand *shlack*, vous voyez.
Mais… il semble que quelque chose nous a échappé dans cette histoire, plusieurs choses même. Alors on va repartir du début et voir ce qui ne va pas.
Sommaire
Ne Boudon pas notre plaisir de relire Hume.
La pensée de Hume dans son époque
Quelque chose me trottait dans la tête à propos de cette guillotine de Hume, et ça dépend en partie d’une mauvaise compréhension de ce que voulait dire le philosophe écossais. Pour resituer un peu, on parle d’un philosophe qui écrivait à la suite d’auteurs comme T. Hobbes, R. Descartes ou T. d’Aquin qui voulaient découvrir les lois de la nature en usant de leur raison, et pourquoi pas via des balbutiements de démarches scientifiques. On peut distinguer ici les lois qui régissent le monde, qui aujourd’hui font l’objet de recherches scientifiques, et les droits naturels qui seraient plus « les lois naturellement et objectivement justes pour tout individu »[2]Je ne sais pas si cette distinction est très claire, mais évidemment c’est très résumé pour donner un cadre rapidement. Pour plus de détails sur les droits naturels et lois de la nature, je … Continue reading. Pour plusieurs auteurs des siècles précédents on ne distinguait pas les deux, c’était des choses qu’on pouvait découvrir par notre raison humaine. Et sur le sujet, David Hume en plein siècle des Lumières a voulu faire une remarque.
Comme vous pouvez le voir sur l’image, tout part d’un extrait du Traité de la Nature Humaine qui n’est pas très accessible[3]Vous remarquerez que ce passage ne parlait pas du tout de guillotine d’ailleurs. Je n’ai pas trouvé l’origine de l’expression, si jamais vous la connaissez mettez le en … Continue reading. On le résume souvent par la formule « on ne peut pas dériver un doit-être à partir d’un simple est ». Cette version courte a déjà deux interprétations, une sceptique et l’autre anti-réaliste morale :
- Les prédictions causales : « Si ceci a toujours fonctionné comme ça, alors ça devrait fonctionner comme ça demain ». Non, répond Hume : on ne peut pas en être certain.
- Les prescriptions d’ordre morale : « Si ça fonctionne comme ça aujourd’hui, ça doit être parce qu’il est légitime que ça fonctionne comme ça, une loi morale permet de le justifier ». Non, répond Hume : les règles morales ne sont pas comme les faits objectifs.
Si dans le passage cité Hume parlait uniquement de lois morales, il a bien parlé des deux aspects au cours de sa vie. Et dans les deux cas, il nous aurait mis en garde contre le passage illégitime du « est » au « doit-être ».
Le nom de Hume est ainsi dégainé comme contre-argument au scientisme ou l’appel à la nature : on peut décrire le monde le plus précisément possible, on ne pourra pas en déduire logiquement des prédictions certaines et encore moins des lois morales. En tout cas, ça ne sera pas légitime. Dit autrement : peu importe qu’il y ait des choses injustes dans la nature, les connaissances scientifiques ne sont pas là pour nous imposer une politique à suivre, uniquement pour décrire. Avec la science on comprendra mieux les lois qui régissent la nature mais c’est tout, les affaires politiques et morales seront dans un monde différent.
Et ça paraît logique de faire cette séparation, entre les faits et les questions éthiques/politiques, puisque les croyances descriptives sont justifiables par des expériences, ce qui n’est pas le cas des croyances normatives/prescriptives. Si par exemple on veut vérifier que les jours raccourcissent ou se rallongent, on peut mesurer chaque jour le moment ou le soleil apparaît ou disparaît, et voir s’il y a des régularités. En revanche si on croit que « l’égalité c’est bien », il n’y a pas vraiment de protocole qui permet de démontrer que c’est vrai ou faux. Pour trier le bon et le mauvais, il faut autre chose que des jugements de faits.
Plus généralement, Hume voulait affirmer deux choses : dire que la raison humaine est purement instrumentale[4]Pour ce qui est des définitions de rationalité/raison, etc je vous renvoie à mon article qui détaille les différentes conceptions des mots. https://tranxen.fr/50-nuances-de-rationalite/, et que constater des régularités ne permettent pas légitimement d’affirmer des choses sur le monde. Et par « affirmer » je pense aux raisonnement du type : « Après avoir usé de ma raison, j’affirme que ça existe/que ceci est objectivement bon ! » Il était un sceptique radical[5]Même si c’est une posture moins radicale que le scepticisme antique. Monsieur Phi a pu détailler tout ça dans sa vidéo dédiée à Hume : https://www.youtube.com/watch?v=8RwnrNSqa_A, qui est conscient que nous sommes fondamentalement des êtres de passions, de sentiments et pas des êtres de raison. Et lui pense que les règles morales seront plus des choses qu’on va expérimenter par nos sentiments, un processus différent. Quand bien même on pourrait décrire objectivement le monde, on ne pourrait pas en déduire logiquement de jugements moraux parce que ce n’est pas le même genre de faits. Alors ceux qui voudraient le faire pour prouver la supériorité de leur système de valeurs usent de raisonnement fallacieux. Sont visés des philosophes comme Thomas Hobbes, qui ont voulu formuler les lois naturelles humaines, cohérentes avec les volontés divines.
Peut-être qu’on a raison de croire que le soleil va apparaître dans le ciel demain, et qu’on peut essayer de prédire sa position et son timing, mais pour Hume ça sera fait avec notre prisme imparfait et nos failles d’humain, ça ne découlera pas d’une sacro-sainte Raison parfaite qui a accès à des lois de la Nature[6]Les personnes qui aiment la logique propositionnelle diraient que l’affirmation de Hume pourrait être comprise comme : « arrêtons de prétendre faire des déductions, on ne fait que faire … Continue reading. C’est encore pire avec la morale, qu’on construira toujours à partir de théories imparfaites sur le monde, et on ne peut espérer converger vers une vérité révélée. Vous pouvez être d’accord ou non avec l’écossais, mais essayez de comprendre un peu le contexte dans lequel il parlait de ça : un débat sur ce qu’est la raison humaine. Faire une distinction entre le monde des faits et celui des valeurs… on le doit plus à Max Weber qu’à ce cher David Hume.
« La distinction cardinale pour Hume, c’est donc celle entre les faits découverts « par notre raisonnement » et les faits que sont nos sentiments. Ce sont deux ordres de faits distincts, mais cela n’est pas la distinction entre les faits et les valeurs. »
https://twitter.com/GauthierTumpich/status/1588537234613239808
On pourrait dire que Hume nous invitait à chercher les prémisses implicites d’un raisonnement. S’il devait y avoir une loi méta qu’on peut tirer de sa pensée, ça serait un truc genre « Si un raisonnement déductif nous est présenté, essayons toujours de voir s’il n’y a pas des prémisses implicites qui nous échappent ». Bien souvent, la prémisse morale est juste évidente et consensuelle en plus ! Par exemple si on dit : « vacciner largement sauverait beaucoup de vie, donc il faut le faire », les prémisses qu’on peut déduire ici c’est que :
- {Prémisse descriptive 1} : les vaccins mis sur le marché permettent de lutter efficacement contre la propagation d’un virus.
- {Prémisse descriptive 2} : Si moins de personnes attrapent le virus sous forme grave, alors moins de personnes vont mourir.
- {Prémisse prescriptive} : Si on le peut, il faut sauver des vies.
Alors…
► Il faut vacciner largement.
Dire que « c’est bien de sauver des gens » on va rarement débattre là-dessus (certains vont le faire, mais passons). Le débat avec les antivax va plutôt porter sur les deux autres prémisses (descriptives) ou alors on aura des prémisses descriptives qui vont s’ajouter et ça ne sera pas les mêmes, etc. Clairement si on veux permettre le débat, c’est une bonne base de ne pas faire comme si les prémisses descriptives n’existaient pas.
Les interprétations modernes et leurs limites
C’est en faisant un premier travail sur le texte original que j’ai pu constater qu’il y avait un sacré écart entre la position de Hume, les débats sur la raison humaine, la moralité, etc VS comment j’en avais entendu parler. En général on invoque la Guillotine pour distinguer le descriptif et le prescriptif, et on va plus loin encore : on en fait une loi générale à nos raisonnements, parfois jusqu’à l’absurde. C’est ce que mon camarade LaBile Philo a appelé la « Meta-Guillotine claquée de Hume ». Un exemple de ce genre de raisonnement :
- {Constat} L’industrie de la viande est très polluante.
- {Meta-guillotine claquée} Hume explique qu’on ne doit pas déduire le prescriptif à partir du descriptif ! Ce sont deux choses radicalement séparées.
Alors…
► On ne doit pas essayer de faire un lien entre nos objectifs et la description du monde, choisir ou pas de manger de la viande sera avant tout une question morale.
Vous remarquerez l’ironie : Hume était plutôt dans la description (il décrivait des impossibilités logiques), et on en a tiré une conclusion normative… donc ce raisonnement s’invalide lui-même.
Mais là, c’est la version grand-public-mal-comprise de la guillotine, il y a moyen de trouver mieux. Hume est un philosophe assez connu, il a donc été discuté de nombreuses fois. Un exemple qu’on peut citer est le philosophe Hilary Putnam et le courant des pragmatismes, pour qui la distinction n’était pas autant absolue que ce que laissait penser Hume, et on y reviendra dans la section suivante. Putnam citait l’exemple de la cruauté : dans quelle monde on peut ranger la cruauté, celui des faits ou des valeurs ? Eh bien les deux, puisque ça sert à décrire quelque chose et en même temps ça porte un jugement de valeur. Au-delà de cette exemple, on retrouve la distinction fait/valeurs dans beaucoup de contextes[7]https://en.wikipedia.org/wiki/Fact%E2%80%93value_distinction et sous diverses formes, ce qui peut créer des confusions entre les concepts, surtout dans la tête des non-philosophes.
Les différentes confusions ont amené le sociologue R. Boudon à reformuler cette « Guillotine de Hume ». Il voyait que l’interprétation qui en était faite ne parlaient plus trop de l’entendement humain, le sujet de base du livre original. Et Boudon proposera donc cette nouvelle formule de Hume : « On ne peut tirer une conclusion à l’impératif de prémisses qui seraient toutes à l’indicatif »[8]Dans sa reformulation, remarquez qu’il précise « de prémisses qui serait toutes à l’indicatif ». Pour faire des conclusions prescriptives, il suffit donc d’avoir au moins une … Continue reading.
Précision de conjugaison : en français le mode pour exprimer la prescription et la nécessité est l’impératif. Mais souvent, on exprimera les prescriptions sous la forme « il faut/tu dois », c’est à dire… de l’indicatif. Beaucoup de confusions autour de cette reformulation sont liées à ça, ce mode de langage ne permet pas la distinction faite en philo entre l’impératif hypothétique et l’impératif absolu. L’impératif hypothétique c’est celui qui nous intéresse, celui qui implique des hypothèses, des prémisses, des conditions, etc. Exemple : « Si tu veux faire un bon pain, met de la farine. » L’impératif absolu est plus quelques choses de non-négociable, de nécessaire. Exemple : « Ne cherche pas à discuter les ordres de ton supérieur ! »
On aurait préféré que Boudon fasse cette précision, parce qu’en soi cette reformulation en devient assez discutable. Ou alors il faut reformuler la reformulation :
« On ne peut déduire une affirmation normative uniquement à partir de prémisses descriptives ».
« Si tu es employé dans une boulangerie et que tu sabotes volontairement le pain en ne mettant pas de levure, c’est un manquement à l’éthique professionnelle. Mais ce n’est pas un impératif absolu, c’est une prescription morale qui sera suivi, ou pas. Si par exemple tu souhaite te venger d’un mauvais traitement de ton patron, ça sera rationnel pour toi de le faire. »
LaBilePhilo, qui m’a fait me rendre compte du problème de la reformulation de Hume, son thread ici : https://twitter.com/LaBile_philo/status/1771874762442125516
Pour prendre un exemple d’application, si je crois que :
- {1} L’industrie de la viande est très polluante ;
- {2} Qu’elle est la source d’une grande quantité de souffrance inutile chez les animaux non-humains ;
- {3} On doit réduire la souffrance inutile autant que possible ;
Alors…
► Il faut réduire ma consommation de viande, pour un système de raison {S}.
Dans cet exemple, {1} et {2} sont des croyances descriptives et {3} est la croyance normative. Et la conclusion pourra devenir à son tour une croyance normative, un de mes objectifs. Ce genre de raisonnements, on en fait en permanence, en mettant en relation des croyances entre elles. Et bien souvent il y a contradictions, et on doit arbitrer. Imaginons maintenant que je rajoute quelques croyances dans mon système {S} :
- {4} La viande a souvent bon goût.
- {5} Mon comportement personnel n’a pas un énorme impact.
- {6} Un bon repas est un repas où j’aime ce que je mange.
- {7} Acheter certaines viandes permettent de rémunérer des producteurs qui le méritent.
Dans ces cas-là mes croyances sont en contradiction MAIS j’ai des préférences qui me permettent de trancher : j’adhère plus à la croyance normative {3} qu’à la {4} et la {6}, donc au final mon objectif ne va pas changer. Ce qui aura changé c’est mon système de raisons qui se sera élargie, le {S} devient un {S’} :
► J’ai pour objectif de réduire ma consommation de viande, fondé sur mon nouveau système de raison {S’}.
Raymond Boudon a reformulé la maxime de Hume pour bien montrer que nos croyances forment des systèmes de raisons, elles sont liées entre elles par un réseau de relations complexes. Il affirme que c’est rationnel[9]« Rationnel » au sens de sa Théorie de la Rationalité Ordinaire, développé dans Boudon, Raymond. La rationalité. Presses Universitaires de France, 2009 pour l’humain de faire des déductions sur ce qu’il faut croire ou faire, c’est même ça en fait la rationalité. Mais c’est quelques choses de plus individuel, tout le monde n’a pas du tout le même système {S}, c’est donc logique que quelques informations en commun peuvent aboutir à des conclusions ou des objectifs différents. Là où certains voulaient faire des distinctions entre croyances rationnelles/irrationnelles, entre les énoncés descriptifs/prescriptifs, Boudon défendait au contraire un principe de symétrie : il n’y a pas de distinctions si claires que ça entre les différents types de croyances.
« Le dualisme entre le positif et le normatif […] mérite d’être révoqué en doute ; il n’en va pas dans le domaine du bien autrement que dans celui du vrai. »
Raymond Boudon Le juste et le vrai, p. 84, p. 424.
Évidemment je pourrais encore parler longtemps des discussions récentes de ces sujets en méta-éthique, des débats sur l’héritage humien en épistémologie… mais ce n’est pas mon but ici, mon article concerne les interprétations modernes de sa pensée. J’ai découvert Hume dans le milieu de la zététique, qui non seulement a fait d’une mauvaise interprétation de Hume une règle d’or, et en plus… je trouve aujourd’hui que c’est une idée simpliste. C’est même quelque chose que Boudon essayait de nous expliquer : il y a une toujours une intrication entre le normatif et la description.
Prescriptif et Descriptif sont indissociables
Une idée très répandue dans le milieu de la zététique est d’expliquer la démarche scientifique à partir de sujets « peu clivants » (=le paranormal, les illusions d’optiques, théorie des jeux). L’idée étant de discuter uniquement des faits (du descriptif donc) et de laisser de côté les autres aspects parce qu’ils braqueraient beaucoup plus. C’est un peu la même logique que celle de faire du fact-checking des déclarations politiques, où on ne se concentre que sur les faits[10]Ce genre de stratégies a connue un regain d’intérêts après 2015-2016 où beaucoup ont commencé à craindre que l’usage des réseaux sociaux numériques avait transformé le débat public en … Continue reading.
Sur le principe, c’est une stratégie qui a du sens : la plupart des gens mettent beaucoup plus d’affect dans des convictions politiques que dans leurs croyances aux fantômes ou l’efficacité de l’horoscope. Et si on arrive à faire comprendre au grand public le fonctionnement de la science et à vérifier les informations, ils pourront mettre à l’épreuve leurs croyances sur le monde, et de là leurs opinions politiques devraient s’améliorer.
Est-ce donc une stratégie viable de séparer, même pour de faux, le monde des faits et des valeurs ? Hé bien je n’en suis plus très sûr. Je ne veux pas défendre que « tout se vaut et que tout n’est qu’une affaire d’opinions personnelles », il y a bien une distinction à faire entre les opinions. Ce en quoi j’ai arrêté de croire c’est à l’idée de guillotine : d’une séparation claire entre le descriptif et le prescriptif.
Pourquoi la séparation n’a pas de sens
Imaginons qu’on pose comme débat « faut-il viser la fin des centrales nucléaire française ? » On peut difficilement y répondre sans arguments politiques et moraux, c’est une évidence. Mais on aura aussi du mal à se passer des aspects techniques : fonctionnement de la filière nucléaire, son état du moment en France, sa dangerosité à différentes échéances, etc. Et tout le monde n’aura pas accès aux mêmes informations, qui seront toujours imparfaites et incomplètes d’une manière ou d’une autre. Les sources pourront nous donner des informations sur la sûreté des équipements ou sur l’impact de l’extraction d’uranium sur des populations nigériennes, et l’absence de l’un ou l’autre type d’information va forcément faire pencher notre conclusion dans un sens ou l’autre. Cette complexité, c’est la base des questions socio-scientifiques du genre : on ne peut formuler des réponses QUE lorsqu’on mélange les questions factuelles avec les questions de valeurs, les deux sont indissociables. Peu importe ce qu’en diront les « fans de Hume-et-sa-guillotine-imaginaire-qui-parlait-en-fait-d’autre-chose » !
La binarité que propose la guillotine nous empêche de réfléchir correctement à des questions complexes, qui sont pourtant les plus importantes. C’est un travail de Sisyphe que d’essayer de convaincre quelqu’un d’aller dans votre sens sur la bonne voie à suivre en politique si vous en restez à des questions de faits. L’article d’Omar sur les sciences raciales en propose une bonne liste d’illustrations[11]L’article est publié sur le site Zone d’échanches Meta-critique et si vous êtes plus à l’aise sous forme de vidéo vous pouvez aller voir la série de Histoires Crépues dédiée au … Continue reading : c’est bien d’essayer de débunker le racisme en examinant sa rigueur scientifique, mais le racisme reviendra toujours du moment qu’on ne le combat pas EN TANT que racisme.
Les croyances normatives racistes s’appuient sur bien d’autres choses que des prémisses bancales scientifiquement, il y a aussi des représentations sociales, des données correctes mais tronquées, des idéologies forgées par un certain héritage culturel, etc. Les jugements descriptifs permettent ainsi de justifier des prescriptions (par exemple racistes), mais dès le début ces descriptions sont elles-mêmes issues de jugement de valeur, les deux se renforçant mutuellement. Historiquement il y a d’abord eu du racisme, une domination impliquant des préjugés et jugements de valeur PUIS ça a entraîné l’apparition de théories, de jugements de faits scientifiques permettant de soutenir ces dominations. Exercer une pensée critique exige ici d’aller sur un terrain plus politique. Sinon on loupe une partie du problème, on se prive d’une partie des outils nécessaires à l’auto-défense intellectuelle.
Autrement dit, si la politique ou l’éthique ne sont pas votre truc, et que vous voulez absolument ne parler que de la science et de la description du monde, vous devriez laisser Hume là où il est. Il nous disait lui-même que nos raisonnements sont des instruments aux services de nos passions, que nos expériences pouvaient nous faire sentir les lois du monde, mais jamais les constater à l’œil nu. Vouloir mettre une séparation nette et tranchée entre jugement de fait et jugement moraux, ça contredit la manière même dont on réfléchit au quotidien. En pratique, la science n’est pas isolée du reste du champ social, elle est traversée de contraintes politiques, culturelles, de débats philosophiques et éthiques, et on aurait tort de considérer ces interactions comme négligeables. Ça pourrait même être dangereux de le faire…
Notre pseudo-Hume au secours des pseudo-sciences ?
Pour cette dernière partie je vais essayer d’expliquer pourquoi la séparation (pas la distinction hein, la séparation) entre le monde des faits et celui des valeurs peut être néfaste.
On invoque parfois la guillotine de Hume pour défendre des théories scientifiques controversées, par exemple la psychologie évolutionnaire. Cette discipline fait des hypothèses sur la Nature Humaine héritée de notre évolution, sur l’origine de certains comportements sexués, etc[12]https://shs.cairn.info/les-mondes-darwiniens-volume-2–9782919694402-page-955?lang=fr. Une hypothèse par exemple : les femmes seraient naturellement plus douées pour les tâches domestiques parce que dans l’histoire évolutive de notre espèce, les mâles chassaient et les femelles gardaient le foyer et les enfants[13]Il y a des théories de toutes sortes dans la discipline, mais j’ai pris cet exemple pour que vous voyiez bien comment beaucoup d’hypothèses du genre vont facilement être compatibles avec une … Continue reading. Essayons pour aujourd’hui d’éviter un peu les débats sur la rigueur scientifique de cette discipline, et parlons de l’impact des hypothèses dans l’espace public[14]Je précise que j’écris cet article en mon nom propre -enfin mon pseudo propre- de Tranxen, non en tant que représentant de toute l’association Mythodologie. Si ces sujets vous sont … Continue reading. Lorsque des gens critiquent ces publications en invoquant leur dangerosité et leurs récupérations politiques, la guillotine sert de contre-argument de poids :
Comme Hume l’a dit, il faut séparer les faits des valeurs. Peu importe ce qu’on trouvera, peu importe ce qu’en dira la science, on est libre de traiter les femmes, les noirs ou les homosexuels de la manière qu’on veut. Peut-être qu’il y a une nature différente entre le cerveau des hommes et des femmes, ou peut-être pas. Mais rejeter les hypothèses evopsy pour des raisons morales, ça serait de la censure, la fin de rigueur scientifique et de la pensée rationnelle !
Il y a dans cette vision une séparation entre « ce qu’il se passe dans les laboratoires scientifiques » et « ce qui se passe dans le monde politique », comme si les deux évoluaient en parallèle sans jamais interagir. Cette vision de la science idéale, neutre et détachée de tous aspects moraux, est complètement dépassée dans l’étude des rapports entre sciences et société[15]On appelle parfois cet idéal le value-free ideal, que « moins d’idéologie » engendre nécessairement une meilleure science. En découle l’idée par exemple qu’il faut plus de … Continue reading. Les théories sur le monde, y comprit scientifique sont chargées de valeurs d’une manière ou d’une autre[16]A cela vous serez peut-être tenté de répondre « comment ça des valeurs, même en sciences dures ? » Connaissez-vous l’histoire de l’Homme de Piltdown ? Pour la faire courte, un … Continue reading. Conduire massivement des recherches scientifiques sur l’intelligence entre races ou les différences hommes/femmes, ça aura des conséquences dans le monde politique, peu importe la teneur des résultats. Et les choix de financer tel ou tel projet de recherche ça dépendra de facteurs sociaux, historiques, éthiques… Bref on vit dans une société où il y a toujours des interactions de partout.
Si toutes les semaines on a des articles sur « la découverte scientifique d’une différence entre les cerveaux des noirs et des blancs » ça impactera nécessairement les représentations sur les questions de ségrégation et de racisme. Et ça, peu importe que les publications scientifiques soient plus nuancées que les titres de presse, que le protocole était bancal ou que l’article ait été rétracté. Vous imaginez bien que si des riches conservateurs peuvent financer des papiers donnant une caution scientifique à leur idées, ils ne vont pas se priver de le faire[17]Si vous voulez des exemples, je vous remet le lien de l’article d’Omar sur les sciences raciales : https://zet-ethique.fr/2022/05/20/les-sciences-raciales-ne-sont-pas-quun-vestige-du-passe/. Il y a dans cet exemple un problème éthique de mise en danger d’autrui, et rester sur les faits risque d’être insuffisant. En tout cas ce n’est pas comme ça qu’on a fait reculer la phrénologie, l’eugénisme, la sociobiologie et autres pseudo-sciences dont raffole l’extrême droite.
Je pense personnellement que les disciplines comme l’évo-psy compensent leur manque de rigueur scientifique en allant chercher du capital médiatique et politique par ailleurs. Si on les critique sur leur manque de sérieux ils n’auront qu’à dire que leurs critiques sont « dans l’idéologie » et pour le grand public ça fera illusion. Et ça marche : des journaux conservateurs et autres influenceurs d’extrême droite proposent régulièrement des résumés (plus ou moins honnêtes) des publications d’évopsy, et ça se partage bien dans les milieux conservateurs avec cette idée que les inégalités sont, dans le fond, justifiées. Ces articles auront ensuite des conséquences qui iront au-delà des milieux conservateurs, car dans une société où il y a des discriminations, la science sera beaucoup plus souvent utilisée pour justifier les inégalités que l’inverse. Ils nous faut donc penser la question des faits AVEC celle des valeurs, et non plus séparément.
Vous pensez que ça n’a rien à voir, que je mélange tous les sujets ? Mais si au contraire : on était partis de la guillotine de Hume, qui devait servir à contrer l’appel à la nature, et voilà que des personnes s’en servent pour faire passer des idées qui naturalisent les inégalités sociales. Le texte original de Hume parlait de l’entendement humain, de ce qui est légitime de croire et de la Raison, et on est en plein dans le sujet. Des personnes ont interprété les Lumières en passant du descriptif au prescriptif et ça a eu de lourdes conséquences. N’oubliez pas que c’est bien parce qu’on a placé la Raison comme valeur cardinale dans les pays comme la France qu’on a pu légitimer certaines choses. Je vous laisse ainsi avec les mots du vulgarisateur qui m’a inspiré cet article, le lien de sa vidéo est juste en dessous.
Merci à la Bile Philo et au Décodeur philosophique pour avoir inspiré cet article, merci à LaBile, Axel et Aurèle pour leur précieux conseils à la relecture.
Réferences
↑1 | Moi-même j’en ai parlé dans une vidéo il y a quelques années. Forcément j’en ai un peu honte, mais si vous voulez la voir à quoi ça ressemble vous pouvez la regarder et après revenir lire cet article dans lequel je nuancerais tout ça. https://skeptikon.fr/w/cYjq3tSQEhpRDNzdxDKmmr |
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↑2 | Je ne sais pas si cette distinction est très claire, mais évidemment c’est très résumé pour donner un cadre rapidement. Pour plus de détails sur les droits naturels et lois de la nature, je vous invite à voir cet vidéo de Politikon : https://www.youtube.com/watch?v=X-SJLr61zTk |
↑3 | Vous remarquerez que ce passage ne parlait pas du tout de guillotine d’ailleurs. Je n’ai pas trouvé l’origine de l’expression, si jamais vous la connaissez mettez le en commentaire. |
↑4 | Pour ce qui est des définitions de rationalité/raison, etc je vous renvoie à mon article qui détaille les différentes conceptions des mots. https://tranxen.fr/50-nuances-de-rationalite/ |
↑5 | Même si c’est une posture moins radicale que le scepticisme antique. Monsieur Phi a pu détailler tout ça dans sa vidéo dédiée à Hume : https://www.youtube.com/watch?v=8RwnrNSqa_A |
↑6 | Les personnes qui aiment la logique propositionnelle diraient que l’affirmation de Hume pourrait être comprise comme : « arrêtons de prétendre faire des déductions, on ne fait que faire des théories par induction sur le monde ». |
↑7 | https://en.wikipedia.org/wiki/Fact%E2%80%93value_distinction |
↑8 | Dans sa reformulation, remarquez qu’il précise « de prémisses qui serait toutes à l’indicatif ». Pour faire des conclusions prescriptives, il suffit donc d’avoir au moins une prémisse prescriptive et ça pourra alors être un raisonnement parfaitement valide. |
↑9 | « Rationnel » au sens de sa Théorie de la Rationalité Ordinaire, développé dans Boudon, Raymond. La rationalité. Presses Universitaires de France, 2009 |
↑10 | Ce genre de stratégies a connue un regain d’intérêts après 2015-2016 où beaucoup ont commencé à craindre que l’usage des réseaux sociaux numériques avait transformé le débat public en un grand marché de l’information où tout se vaut, les consensus scientifiques comme les intuitions morales catastrophiques. C’est le genre de sujets qui nous intéresse à Mythodologie mais qui prennent du temps, ne pouvant se résumer à « nous somme rentrée dans l’ère de la post-vérité ». Ici je me contenterais de citer deux sociologues. Sylvain Parasie d’abord : « Cette expression est largement illusoire. Elle suppose que les faits vrais auraient jadis exclusivement compté dans le débat politique et que nous aurions basculé dans une nouvelle ère. Or, le débat politique s’organise autour de faits, mais toujours également autour de valeurs et d’émotions. […] Ce que masque aussi cette expression, c’est à quel point nous sommes collectivement attachés aux faits, bien plus encore que dans les époques précédentes. » et ensuite le sociologue Dominique Cardon : « on s’inquiète de la post-vérité à un moment où les informations n’ont jamais été autant vérifiées ». https://www.liberation.fr/debats/2017/01/24/post-verite-le-reel-en-porte-a-faux_1543795/ |
↑11 | L’article est publié sur le site Zone d’échanches Meta-critique et si vous êtes plus à l’aise sous forme de vidéo vous pouvez aller voir la série de Histoires Crépues dédiée au racisme scientifique : https://www.youtube.com/watch?v=P0IZFCt5rXw |
↑12 | https://shs.cairn.info/les-mondes-darwiniens-volume-2–9782919694402-page-955?lang=fr |
↑13 | Il y a des théories de toutes sortes dans la discipline, mais j’ai pris cet exemple pour que vous voyiez bien comment beaucoup d’hypothèses du genre vont facilement être compatibles avec une vision conservatrice du monde, l’hypothèse venant naturaliser le rapport genré aux tâches domestiques. Pire : on peut même ignorer les études de genre et considérer que cette hypothèse est une explication suffisante pour expliquer un état de fait actuel. Pour prolonger la réflexion : https://shs.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2010-1-page-205?lang=fr |
↑14 | Je précise que j’écris cet article en mon nom propre -enfin mon pseudo propre- de Tranxen, non en tant que représentant de toute l’association Mythodologie. Si ces sujets vous sont complètement inconnus, voici un point de départ : https://zet-ethique.fr/2019/08/09/psychologie-evolutionniste-1-representations-et-enjeux/ |
↑15 | On appelle parfois cet idéal le value-free ideal, que « moins d’idéologie » engendre nécessairement une meilleure science. En découle l’idée par exemple qu’il faut plus de conservateurs dans les disciplines où les scientifiques sont majoritairement progressistes. Mais rien ne prouve que ça amènera forcément une meilleure science, ou alors on commet un sophisme du juste-milieu. Par exemple je pense que sur les questions de racisme, on aurait tort de valoriser le juste milieu entre le consensus scientifique actuel et le point de vue des suprémacistes blancs. Ceux qui veulent plus de diversité idéologique le font pour plusieurs raisons -et pas uniquement mauvaises- mais bizarrement c’est rarement pour introduire plus d’anarchistes en science… Au contraire il y a des arguments en philosophie des sciences pour dire qu’un moyen pour rendre plus rigoureux les publications scientifiques serait que les sciences de la nature s’inspirent du travail de réflexivité sur les concepts, comme on fait en sciences sociales. La manière dont les concepts sont retravaillés en permanence, en questionnant les biais qu’on a pu avoir par les catégories qui nous ont été transmises par une tradition historique et sociale, ça permet de rendre ces concepts plus objectifs au final. |
↑16 | A cela vous serez peut-être tenté de répondre « comment ça des valeurs, même en sciences dures ? » Connaissez-vous l’histoire de l’Homme de Piltdown ? Pour la faire courte, un crane retrouvé en Angleterre et présenté comme la découverte du chaînon manquant de notre évolution. Voilà une théorie scientifique en biologie, basée sur des preuves matériels… mais qui s’est révélé être fondée sur un faux crane factice. Mais la théorie a tenu 40 ans en Angleterre parce qu’elle confortait un certain sentiment nationaliste : un ancêtre commun sur notre sol britannique il y avait de quoi être fier tout de même ! Tout ça pour dire que les théories scientifiques ne sont pas émises ou acceptés par hasard, elles confortent ou non des valeurs existantes et comme disait Hume c’est peut-être aussi ces sentiment qui vont rentrer en jeux, pas uniquement notre raison. |
↑17 | Si vous voulez des exemples, je vous remet le lien de l’article d’Omar sur les sciences raciales : https://zet-ethique.fr/2022/05/20/les-sciences-raciales-ne-sont-pas-quun-vestige-du-passe/ |
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